ARNOULD, Mains au travail
Reynold ARNOULD (1919-1980)
Mains au travail
circa 1956-1959
feutre noir
40 x 27 cm
Le Havre, musée d’art moderne André Malraux, don Marthe Arnould, 1981
© 2015 MuMa Le Havre / Charles Maslard
Mains au travail
circa 1956-1959
feutre noir
40 x 27 cm
Le Havre, musée d’art moderne André Malraux, don Marthe Arnould, 1981
© 2015 MuMa Le Havre / Charles Maslard
Le thème de la main est un classique du dessin. C’est d’abord un objet figurativement complexe sur lequel le dessinateur peut exercer son talent. C’est ensuite un motif qu’il a spontanément « sous la main », comme son visage dans le miroir. Le portrait de la main de l’artiste (la gauche sauf pour les gauchers) relève en ce sens du genre de l’autoportrait et Reynold Arnould y a sacrifié à plusieurs reprises. Parmi ces autoportraits de main, un dessin à l’encre daté du 4 décembre 1956, dont la dédicace à sa femme Marthe (« A toi mon bébé ») témoigne du caractère très personnel, mérite de retenir l’attention. Reynold Arnould, qui était gaucher, mais savait aussi utiliser sa main droite, ayant été contrarié dans l’enfance par son père, représente cette dernière « au travail », équipée d’un pinceau. De sa main gauche, il a donc représenté sa main droite posant dans une attitude de travail.
Le thème de la main pose en effet une autre question aux peintres et dessinateurs : celle du statut « manuel » de leur art. On sait que la tradition romaine, longtemps perpétuée dans l’Europe chrétienne, opposait les « arts libéraux », seuls dignes d’un patricien, et les arts mécaniques. La frontière entre les deux est l’usage d’un instrument : la danse, le chant et l’art oratoire sont des arts libéraux, pas la peinture ou l’exercice d’un instrument de musique. L’Académie royale de peinture et de sculpture a précisément été créée en France en 1648 pour arracher les beaux-arts au monde des arts mécaniques. Pourtant, le dessin est resté une technique essentielle pour l’industrie et, encore au XIXe siècle, la frontière n’est pas claire entre l’enseignement du dessin technique et celui du dessin artistique. Or Arnould était issu d’un milieu modeste d’où son père cherchait, via son fils, à s’extraire. Une anecdote racontée par Reynold Arnould à son ami Pierre Gresland dans un courrier du 10 février 1942 témoigne de cet enjeu : « Comme je mouillais la terre glaise avec l’idée de modeler un peu avant mon départ et de faire quelques observations sur le sujet, mon père est entré dans une longue diatribe contre cet art. Il le traite d’artisanat, incapable d’intéresser un esprit intelligent. Trop facile dit-t-il. Parlons de la peinture etc. Il ne conçoit pas quel intérêt peut susciter les créations de ce genre. Matière, froid etc. Extraordinaire, indiscutable… même Michel-Ange, Rodin n’y échappent pas[1] ». Rompant avec son père, personnage violent et aigri, Reynold Arnould a, durant toute son existence d’artiste, cherché à valoriser le travail de la main, faisant de la peinture, mais aussi de la sculpture, de la céramique, travaillant avec les lissiers pour ses tapisseries. Son intérêt respectueux pour l’industrie, qui lui fut reproché par la critique, « de gauche » comme un assujettissement au pouvoir du capital, relève aussi de cette démarche qui le rapproche d’artistes communistes comme Léger (qui a beaucoup représenté les mains), Gromaire ou Pignon. Toute sa vie, Reynold Arnould a cherché à faire tenir ensemble ces deux facettes de toute production artistique : l’intellectualité et la corporéité. La main, organe intelligent par excellence, incarne cette synergie du corps et de l’esprit.
Ce dessin vigoureux qui porte, comme certains autres croquis de Forces et rythmes de l’industrie, une mention manuscrite au stylo-bille rouge : « travail » (ce qui laisse penser qu’il a bien été exposé parmi les 300 croquis retenus) est inspiré d’une photographie d’Arthur Lavine (1922-2007). Prise à Bath dans le Maine en 1947, elle est intitulée Working Hands ; c’est sa photographie la plus célèbre. Elle fait partie du choix opéré par Edward Steichen, le directeur du département photographique du Museum of Modern Art de New York pour la grande exposition The Family of Man, exposée, d’abord en 1955 au Moma, puis dans le monde entier.
Cette exposition, moment-phare de la propagande américaine pendant la guerre froide, est notamment présentée au musée national d’art moderne à Paris du 20 janvier au 26 février 1956 sous le titre La grande famille des hommes[2]. La photographie d’Arthur Lavine représente les mains et les bras de deux ouvriers en train de percer un pipeline. Ils tiennent, dans un curieux entrecroisement, un levier avec leurs quatre mains. Les deux bras supérieurs sont nettement plus robustes que les deux inférieurs et leur tension est palpable. Un jeu d’ombre et de lumière souligne les lignes de force. Reynold Arnould reprend avec précision la photographie. Sur la main gauche supérieure, vue sur le dos, les ligaments soulignés témoignent du travail de serrage. La main droite correspondante, formant un poing, est stylisée de façon plus conventionnelle, mais elle est prolongée par un bras sur lequel quelques traits marquent la tension musculaire. Ce dessin est un travail préparatoire pour une encre de Chine de grand format intitulée Mains au travail (Forces et rythmes de l'industrie, n°157), ce qui correspond au titre de la photographie d’Arthur Lavine, peut-être aussi pour une huile sur toile intitulée Mains (Forces et rythmes de l'industrie, n°97). Reynold Arnould a également présenté au musée des arts décoratifs sous le titre Mains et flamme un élément en lames d’aluminium de la décoration du Collège moderne des garçons du Havre qu’il était en train de réaliser.
[1] Cité in Gwenaële Rot et François Vatin, Reynold Arnould. Une poétique de l’industrie, Paris, Presses universitaires de Nanterre, 2019, p. 178.
[2] Cette exposition a été offerte en 1964 par le gouvernement américain au Grand-Duché du Luxembourg, où elle est désormais accrochée de façon permanente au musée de Clervaux
Reynold ARNOULD (1919-1980), Autoportrait de main, 1956, fusain et encre sur papier. Paris, Galerie Gimpel & Müller. © Droits réservés
Le thème de la main pose en effet une autre question aux peintres et dessinateurs : celle du statut « manuel » de leur art. On sait que la tradition romaine, longtemps perpétuée dans l’Europe chrétienne, opposait les « arts libéraux », seuls dignes d’un patricien, et les arts mécaniques. La frontière entre les deux est l’usage d’un instrument : la danse, le chant et l’art oratoire sont des arts libéraux, pas la peinture ou l’exercice d’un instrument de musique. L’Académie royale de peinture et de sculpture a précisément été créée en France en 1648 pour arracher les beaux-arts au monde des arts mécaniques. Pourtant, le dessin est resté une technique essentielle pour l’industrie et, encore au XIXe siècle, la frontière n’est pas claire entre l’enseignement du dessin technique et celui du dessin artistique. Or Arnould était issu d’un milieu modeste d’où son père cherchait, via son fils, à s’extraire. Une anecdote racontée par Reynold Arnould à son ami Pierre Gresland dans un courrier du 10 février 1942 témoigne de cet enjeu : « Comme je mouillais la terre glaise avec l’idée de modeler un peu avant mon départ et de faire quelques observations sur le sujet, mon père est entré dans une longue diatribe contre cet art. Il le traite d’artisanat, incapable d’intéresser un esprit intelligent. Trop facile dit-t-il. Parlons de la peinture etc. Il ne conçoit pas quel intérêt peut susciter les créations de ce genre. Matière, froid etc. Extraordinaire, indiscutable… même Michel-Ange, Rodin n’y échappent pas[1] ». Rompant avec son père, personnage violent et aigri, Reynold Arnould a, durant toute son existence d’artiste, cherché à valoriser le travail de la main, faisant de la peinture, mais aussi de la sculpture, de la céramique, travaillant avec les lissiers pour ses tapisseries. Son intérêt respectueux pour l’industrie, qui lui fut reproché par la critique, « de gauche » comme un assujettissement au pouvoir du capital, relève aussi de cette démarche qui le rapproche d’artistes communistes comme Léger (qui a beaucoup représenté les mains), Gromaire ou Pignon. Toute sa vie, Reynold Arnould a cherché à faire tenir ensemble ces deux facettes de toute production artistique : l’intellectualité et la corporéité. La main, organe intelligent par excellence, incarne cette synergie du corps et de l’esprit.
Ce dessin vigoureux qui porte, comme certains autres croquis de Forces et rythmes de l’industrie, une mention manuscrite au stylo-bille rouge : « travail » (ce qui laisse penser qu’il a bien été exposé parmi les 300 croquis retenus) est inspiré d’une photographie d’Arthur Lavine (1922-2007). Prise à Bath dans le Maine en 1947, elle est intitulée Working Hands ; c’est sa photographie la plus célèbre. Elle fait partie du choix opéré par Edward Steichen, le directeur du département photographique du Museum of Modern Art de New York pour la grande exposition The Family of Man, exposée, d’abord en 1955 au Moma, puis dans le monde entier.
Cette exposition, moment-phare de la propagande américaine pendant la guerre froide, est notamment présentée au musée national d’art moderne à Paris du 20 janvier au 26 février 1956 sous le titre La grande famille des hommes[2]. La photographie d’Arthur Lavine représente les mains et les bras de deux ouvriers en train de percer un pipeline. Ils tiennent, dans un curieux entrecroisement, un levier avec leurs quatre mains. Les deux bras supérieurs sont nettement plus robustes que les deux inférieurs et leur tension est palpable. Un jeu d’ombre et de lumière souligne les lignes de force. Reynold Arnould reprend avec précision la photographie. Sur la main gauche supérieure, vue sur le dos, les ligaments soulignés témoignent du travail de serrage. La main droite correspondante, formant un poing, est stylisée de façon plus conventionnelle, mais elle est prolongée par un bras sur lequel quelques traits marquent la tension musculaire. Ce dessin est un travail préparatoire pour une encre de Chine de grand format intitulée Mains au travail (Forces et rythmes de l'industrie, n°157), ce qui correspond au titre de la photographie d’Arthur Lavine, peut-être aussi pour une huile sur toile intitulée Mains (Forces et rythmes de l'industrie, n°97). Reynold Arnould a également présenté au musée des arts décoratifs sous le titre Mains et flamme un élément en lames d’aluminium de la décoration du Collège moderne des garçons du Havre qu’il était en train de réaliser.
[1] Cité in Gwenaële Rot et François Vatin, Reynold Arnould. Une poétique de l’industrie, Paris, Presses universitaires de Nanterre, 2019, p. 178.
[2] Cette exposition a été offerte en 1964 par le gouvernement américain au Grand-Duché du Luxembourg, où elle est désormais accrochée de façon permanente au musée de Clervaux
Notice établie par François Vatin, auteur avec Gwenaële Rot de l'ouvrage Reynold Arnould. Une poétique de l'industrie, Paris, Presses universitaires de Nanterre, 2019
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