Frémond, Les collectionneurs havrais

Le MuMa a reçu en don de la part de M et Mme François Dussueil et des descendants du collectionneur havrais Georges Dussueil (1848-1926), une très piquante aquarelle de Robert Frémond, Les collectionneurs havrais visitant une galerie de peinture (vers 1906-1910). Témoignage passionnant de la vie culturelle havraise au début du XXe siècle, ce dessin représente trois amateurs d’art, négociants au Havre, regardant un tableau du peintre animalier Raymond Lecourt (1882-1946), que leur présente un personnage, sans doute le directeur d’une galerie d’art. Si cet homme de belle prestance et semblant sûr de son fait n’est pas identifié, les visiteurs, eux, le sont parfaitement. On reconnaît au centre, de profil, Georges Dussueil, derrière lui, avec sa haute silhouette, Peter Van der Velde (1848-1922) et de dos, beaucoup plus petit, Auguste Marande (1858-1936).
Robert FRÉMOND, Les collectionneurs havrais visitant une galerie de peinture, vers 1906-1910, aquarelle sur papier, 54 x 71 cm. Don des descendants de Georges Dussueil, 2017. © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn
Robert FRÉMOND, Les collectionneurs havrais visitant une galerie de peinture, vers 1906-1910, aquarelle sur papier, 54 x 71 cm. Don des descendants de Georges Dussueil, 2017. © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn
La réunion, dans une galerie de peintures, de ces trois amateurs observant attentivement une toile, et bientôt une seconde, présentée par des assistants, ne relève pas de la simple anecdote. Ces hommes se connaissent bien. Notables de la ville, négociants ou transitaires, tous trois tirent leur richesse de l’intense activité d’importations commerciales générée par le dynamisme du port du Havre, devenu second port de commerce de France. Mais ils partagent également un même goût pour l’art moderne et une passion pour la collection.
 
Avec d'autres négociants-amateurs et quelques peintres (Raoul Dufy, Georges Braque, Othon Friesz entre autres), ils créent en 1906 une association, le Cercle de l’art moderne, dont la vocation est de favoriser au Havre le goût pour l’art moderne, en organisant des expositions, des conférences et des concerts qui permettent au public de se familiariser avec les formes novatrices de l’art de l’époque. Un tel projet repose sur un engagement personnel des membres fondateurs qui prennent une part active dans le fonctionnement de l’association. Une véritable organisation se met en place avec la formation de plusieurs commissions, dont celle chargée des expositions. Celle-ci, animée par Dussueil, Marande et Van der Velde, a la responsabilité de chercher et réunir les œuvres qui seront présentées au public. Dans ce but, ils visitent les galeries, les ateliers, rencontrent les artistes, fréquentent les expositions et les salons parisiens. On les voit donc ici dans l’exercice de leurs « repérages ». Quatre expositions collectives seront organisées par le Cercle, chaque année de 1906 à 1909. Les vieux maîtres impressionnistes comme Monet et Renoir, ou de jeunes artistes auréolés du scandale de la présentation de leurs œuvres au salon d’automne de 1905 (parmi lesquels Matisse, Derain, Vlaminck…) participeront à ces manifestations qui feront date dans l’histoire de la diffusion de l’art moderne en province.
 
A la lumière de ce que l’on sait de ces expositions « d’avant-garde », l’aquarelle de Frémond peut paraître un peu curieuse. La peinture que regardent les amateurs - des chevaux de labour tirant une charrue -  typique du style réaliste du peintre animalier Raymond Lecourt, est bien éloignée des chefs d’œuvre de l’art moderne recherchés et collectionnés par ces amateurs avertis. Les trois autres toiles visibles dans la galerie appartiennent au même registre des toiles qui pouvaient orner les intérieurs de province les plus traditionnels, le « portrait » des deux chiens de chasse au repos représentant en quelque sorte  la quintessence  du goût « petit bourgeois ».
 
Certes, Raymond Lecourt a bien été accepté à exposer en 1906 au Cercle de l’art moderne et les descendants de Georges Dussueil rapportent que le collectionneur de Gauguin, Vuillard, Matisse, Marquet…possédait bel et bien une toile de jeunesse de cet artiste,  représentant elle aussi une scène de labours. Mais l’aquarelle est empreinte d’une indéniable touche d’humour, que conforte le portrait sans concession des trois amateurs, dans un style qui s’apparente presque à la caricature.

Ce dessin ayant appartenu à Dussueil, on peut en déduire que l’amateur en appréciait sa dimension tendrement  ironique. Mais on peut également avancer l’hypothèse que  Dussueil a lui-même commandé à Robert Frémond ce triple portrait de la commission exposition du Cercle de l’art moderne, un portrait empreint d’un subtil sentiment d’autodérision… une plaisanterie entre amis en quelque sorte… Selon les donateurs eux-mêmes, il n’est pas exclu que cette savoureuse facétie ait eu un autre destinataire en la personne d’Elisabeth Dussueil, l’épouse de l’amateur, qui appréciait peu les goûts avant-gardistes de son mari et qualifiait « d’enfantillages » et « d’abominations » les œuvres qu’il collectionnait (propos rapportés par les donateurs).
 
Quelle que soit l’histoire de cette aquarelle et des intentions de celui qui la garda auprès de lui, malgré les revers de fortune qui allaient le frapper et l’obliger à vendre son extraordinaire collection de peintures, l’œuvre qui entre au MuMa grâce à la générosité de cette famille, offre un rare témoignage du fonctionnement de ces associations d’amis des arts qui fleurissent à partir de la Restauration partout en France. Celles-ci jouèrent un rôle décisif dans la circulation des œuvres, la diffusion du goût en province. Les fondateurs du Cercle de l’art moderne eurent à cœur de promouvoir l’art de leur temps et grâce à eux, Le Havre d’avant guerre a fait figure de foyer culturel de premier plan en province. Le MuMa qui conserve les collections de deux d’entre eux, Charles Auguste Marande (léguée par lui en 1936) et Olivier Senn (donnée par sa petite-fille en 2004), s’enrichit donc d’un portrait collectif qui affirme l’existence sociale du groupe au-delà des individualités hors normes qui le composaient.
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Œuvres acquises en 2017 (2)

Robert FRÉMOND, Les collectionneurs havrais visitant une galerie de peinture, vers 1906-1910, aquarelle sur papier, 54 x 71 cm. Don des descendants de Georges Dussueil, 2017. © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn
Othon FRIESZ (1879-1949), Le Vieux Bassin du Havre, le soir, 1903, huile sur toile, 81.3 x 100.5 cm. Le Havre Musée d’art moderne André Malraux, acquis avec l’aide du fonds régional pour les acquisitions des musées, de l’AMAM et de mécénat des entreprises AUXITEC, CRAM, EXAGROUPE et d’un collectionneur privé. © MuMa Le Havre / Charles Maslard