Courbet, Braque & Staël en dialogue

Le 26 juin 2019, le MuMa accueillait le tableau de Georges Braque, Barque sur la grève (1956), légué par Florence Malraux. D’abord présentée en majesté à l’entrée des salles du musée, l’œuvre cède la place à l’occasion des Journées du Patrimoine à la dernière acquisition du MuMa : une peinture fauve d’Albert Marquet intitulée Le Havre, le bassin (1906). Le Braque gagne la place qui lui a été réservée, en mezzanine, aux côtés de la toile de Gustave Courbet, La Vague (1869) et de celle de Nicolas de Staël, Paysage, Antibes (1955), dans un dialogue que l’on pressent fécond.

Trois histoires, trois œuvres tardives dans le parcours de ces peintres majeurs du XIXe et du XXe siècle, trois paysages… et pourtant une filiation sensible qui mérite d’être soulignée.
Braque, Courbet & de Staël en dialogue. © MuMa Le Havre / Claire Palué
Braque, Courbet & de Staël en dialogue. © MuMa Le Havre / Claire Palué
En 1869, Gustave Courbet peint La Vague lors de son dernier séjour sur le littoral normand, à Etretat.
Près d’un siècle plus tard, Georges Braque qui s’est installé un peu plus au nord, à Varengeville, peint Barque sur la grève (1956). Après la guerre, le paysage occupe une place centrale chez lui et le Pays de Caux, entre mer et vastes étendues cultivées, lui offre une matière inépuisable. « J’essaie de tirer mon œuvre du limon de la terre » dira-t-il.
Nicolas de Staël, comme Braque, admire Courbet, le terrien, précurseur du paysage moderne. Stäel considère Braque comme le plus grand peintre vivant de son époque. Il lui rend visite à Varengeville. Tous deux partagent l’amitié du poète René Char dont ils illustreront chacun des textes. La carrière de Nicolas de Staël est fulgurante, à peine 13 ans, et s’achève dramatiquement par le suicide de l’artiste en mars 1955. Antibes, paysage, peint au début de l’année 1955 est donc l’une de ses dernières œuvres.
Au-delà de l’époque dans laquelle elles s’inscrivent et de la personnalité propre à leur auteur, ce qui rapproche ces trois œuvres c’est d’être de purs morceaux de peinture. La toile du tableau n’est plus un espace de représentation mais une véritable surface à laquelle le spectateur est confronté. « L’espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde y volent librement. A toutes profondeurs » écrivait Nicolas de Staël. Ces artistes font de leur peinture la seule réalité. Braque l’exprimait à sa manière : « Ce qui me préoccupe essentiellement : la construction d’un fait pictural.»

Courbet, La Vague

Gustave COURBET (1819-1877), La Vague, 1869, huile sur toile, 71,5 x 116,8 cm. © MuMa Le Havre / Charles Maslard
Gustave COURBET (1819-1877), La Vague, 1869, huile sur toile, 71,5 x 116,8 cm. © MuMa Le Havre / Charles Maslard
Homme de l’intérieur des terres, Gustave Courbet découvre la mer au Havre en 1841. Il revient se confronter à ce spectacle qui le fascine à plusieurs reprises sur la côte normande : en 1865 (Trouville), en 1866 (Deauville) et en 1869 (Etretat). Ces séjours sont particulièrement prolifiques et le peintre, soucieux de  distinguer ses tableaux du genre de la marine, les baptise « paysages de mer ». Plus rien d’anecdotique dans ces peintures, où la présence humaine est symboliquement suggérée par une voile au loin sur l’océan ou quelques barques échouées sur la grève. L’artiste se tourne vers la mer et son regard se concentre sur le mouvement de la houle qui enfle, grossit et se déverse sur la plage dans un fracas d’écume. Courbet saisit ce moment fugitif, indécomposable par l’œil humain, avec une matière épaisse, « tracassée », qui confère un aspect quasi tellurique à l’élément liquide. Un critique évoquera à propos de cette série de toiles, des paysages « à couper au couteau » et Cézanne, plus tard, comparera « un pouce de matière » de Courbet à un « torrent du monde ». La Vague est peinte à Etretat en 1869 et appartient à cette ultime série de « paysages de mer ». Peu après, Courbet s’engage aux côtés des insurgés de la Commune de Paris, est arrêté, fait prisonnier. Sa vie bascule. Condamné, ruiné, il  se réfugie en Suisse où il meurt en 1877.

La Vague a été acquise par la Ville du Havre pour le musée Malraux, en 2003, grâce à l’aide exceptionnelle de l’Etat, via le Fonds du Patrimoine, et de la Région Haute-Normandie.

Braque, Barque sur la grève

Georges BRAQUE (1882-1963), Barque sur la grève, 1956, huile sur toile, 50,5 x 95,5 cm. MuMa musée d'art moderne André Malraux, Le Havre, legs de Florence Malraux, 2019. © MuMa Le Havre / Charles Maslard © Adagp, Paris 2019
Georges BRAQUE (1882-1963), Barque sur la grève, 1956, huile sur toile, 50,5 x 95,5 cm. MuMa musée d'art moderne André Malraux, Le Havre, legs de Florence Malraux, 2019. © MuMa Le Havre / Charles Maslard © Adagp, Paris 2019
Barque sur la grève de Georges Braque est peint en 1956 à Varengeville, à quelques dizaines de kilomètres au nord d’Etretat. L’artiste qui a passé ses années de formation au Havre, s’est éloigné du littoral normand mais y revient à partir de 1929. Son installation à Varengeville marque un regain d’intérêt pour le paysage, délaissé pendant sa période cubiste et ses années d’après-guerre. A la fin de sa vie, il occupe une place centrale dans l’œuvre de Braque. Les champs du Pays de Caux ou les grèves désertes de cette côte de falaises et de valleuses sont représentés dans des formats horizontaux étroits, exécutés en pleine pâte, travaillée au couteau. Braque y affirme la matière de la surface. Face aux particularités tectoniques de ce paysage, il veut rendre tangible la matière. La mer et le ciel deviennent solides. Le cadre peint fait partie à part entière de l’œuvre. Lui aussi est travaillé dans l’énergie de la pâte. S’il permet de concentrer le regard sur l’étroit bord de plage et sur la petite barque bleue, inversement, il prolonge l’espace sombre du tableau hors champ.

Barque sur la grève fait partie de cette série ultime de paysages. Braque meurt en 1963 et est enterré dans le petit cimetière marin de Varengeville. Le tableau fut donné par Marcelle Braque, la femme de l’artiste, à André Malraux en témoignage de l’amitié qui unissait les deux hommes. Plus tard, Florence Malraux, la fille du premier ministre français de la Culture, en hérita et vécut très attachée à cette œuvre, jusqu’à la fin de sa vie, douloureuse. En toute discrétion, elle avait décidé de le léguer au MuMa.

Staël, Paysage, Antibes

Nicolas de STAËL (1914-1955), Paysage, Antibes, 1955, huile sur toile, 116 x 89 cm. © MuMa Le Havre / Charles Maslard — © ADAGP, Paris, 2013
Nicolas de STAËL (1914-1955), Paysage, Antibes, 1955, huile sur toile, 116 x 89 cm. © MuMa Le Havre / Charles Maslard — © ADAGP, Paris, 2013
Paysage, Antibes de Nicolas de Staël est peint au début de l’année de 1955, peu avant le suicide de l'artiste. La carrière de Staël, concentrée entre 1942 et 1955, se caractérise par sa fulgurance. Après une période abstraite, le peintre évolue vers ce qui sera perçu comme un « retour  à la figuration », puisant dans un rapport à la nature plus direct les sources d’une inspiration nouvelle. Sans rupture toutefois avec l’abstraction, mais dans un cheminement qui lui est propre, la peinture de Staël s’ouvre à partir de 1952 aux genres les plus classiques de l’histoire de l’art : le paysage (qui représente un peu plus de la moitié de l’ensemble de ses œuvres), la nature morte et le nu.
En septembre 1954, il s’installe à Antibes et occupe un atelier sur les remparts d’où la vue à 360° se déploie sur la mer et au loin, le massif du Mercantour. « Antibes, écrit-il, est une prison à ciel ouvert avec une lumière à supplice transparent ». Dans la solitude et une fièvre de travail nourrie d’inquiétude, il cherche plus que jamais à repousser les limites de l’expression picturale, cherchant en permanence à se renouveler. Les tableaux se succèdent. « Ce que j’essaie, c’est un renouvellement continu, vraiment continu, et ce n’est pas facile [...] Je cherche toujours à faire plus ou moins une action décisive de mes possibilités de peinture et lorsque que je me rue sur une grande toile de format, lorsqu’elle devient bonne, je sens toujours atrocement une trop grande part de hasard, comme un vertige, une chance dans la force qui garde malgré tout son visage de chance, son côté virtuosité à rebours, et cela me met toujours dans des états lamentables de découragement ».
Paysage, Antibes, représente, sans souci topographique, les montagnes du Mercantour encapuchonnées de neige se découpant sur un lumineux ciel d’hiver. La matière picturale est étirée jusqu’à la transparence ou étalée dans l’épaisseur, avec des empâtements et des recouvrements. Ainsi se dessinent des formes et l’aspect d’un paysage qui apparaît dans son évanescence. Ce paysage solaire nous ramène ainsi à un sentiment de vertige, « une sensation d’ivresse et de finitude mêlée ».

Cette œuvre ultime a été acquise par Edouard Senn en 1971 et donnée au MuMa par sa fille, Hélène Senn-Foulds en 2009.
Billet de blog du jeudi 19 septembre 2019

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