Eugène Boudin, lumière à Venise

Le MuMa abrite plusieurs œuvres exécutées dans un ultime élan créatif par des artistes majeurs. Le 19 novembre, le musée a invité le public à redécouvrir La Place Saint-Marc à Venise vue depuis San Giorgio, d'Eugène Boudin. Retour sur la vie de l'artiste et l'histoire de son œuvre.
Eugène BOUDIN (1824-1898), La Place Saint-Marc à Venise vue du Grand Canal, 1895, huile sur toile, 50,2 x 74,2 cm. © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn
Eugène BOUDIN (1824-1898), La Place Saint-Marc à Venise vue du Grand Canal, 1895, huile sur toile, 50,2 x 74,2 cm. © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn
Eugène Boudin, lumière à Venise par Gaëlle Cornec et Yannick Angelini

Biographie

Né à Honfleur en 1824, fils de marin dans une famille modeste, Eugène Boudin suit une scolarité parcimonieuse mais montre très tôt des aptitudes pour le dessin. A 20 ans il ouvre avec Jean Acher un commerce de papeterie et fournitures pour artistes. Il compte parmi ses clients d’illustres noms : Eugène Isabey, Constant Troyon, Thomas Couture, Jean-François Millet.
 
Un événement étranger à la peinture fait basculer la carrière de Boudin. Contraint de vendre sa part du commerce pour payer un remplaçant à son service militaire, il se retrouve employé dans sa propre affaire, déprime, démissionne et s’inscrit à l’école municipale de dessin.
 
Les débuts de peintre professionnel sont laborieux, voire affamés. En conséquence, Boudin a peu d’argent à consacrer aux voyages. A partir de 1854 le peintre décide de se consacrer entièrement au paysage, et à une spécialité dans le genre : la scène de plage. Son goût pour la lumière le mène à différentes destinations : la Normandie, la Bretagne, l’Aquitaine, le Nord de la France. La mer et l’infini des ciels littoraux  ne sont jamais loin. Au cours d’une carrière où sa cote était assez aléatoire et dépendante de marchands, Boudin a voyagé à l’étranger quand ses finances le lui permettaient, et a visité la Hollande, la Belgique, Guernesey.
 
Ce n’est que tard dans son existence qu’il s’aventure dans le Sud de la France. En 1892, six ans avant son décès, Boudin part dans la région de Nice pour raison de santé. Il est charmé par la lumière et la douceur du climat qui l’autorisent à finir ses toiles sur le motif. L’année suivante, en 1893, il se rend à Antibes. Là, il avoue son impuissance face à cette lumière « si intense que la peinture ne peut atteindre à cette luminosité (…).C’est à désespérer et à jeter au feu palette et pinceaux. »
 
Venise en 1895 est le dernier voyage de Boudin à l’étranger. Il arrive dans la belle lumière du printemps, le 15 mai. Les circonstances de ce voyage sont un peu particulières : Boudin est à présent très largement reconnu et célèbre. Il a reçu la légion d’honneur en 1892. Son voyage est médiatisé dans les journaux. Il sait que le résultat de son travail sera attendu et scruté par ses admirateurs comme par ses détracteurs. Depuis l’année précédente les reproches de peinture commerciale commencent à suinter. « On prétend que je produis trop et que je ne travaille qu’en vue de l’argent. »
 
 
Une autre pression pèse sur ses épaules. A 71 ans, Boudin sait que ses années sont comptées. De Venise, il écrit à son frère Louis : « J’ai surpris des gris incomparables de finesse et de légèreté. Je voudrais bien avoir vingt ans de moins pour y faire un séjour utile à moi et à l’art, mais je me sens fatigué pour cette rude besogne qu’est la peinture et je sens bien qu’il est trop tard pour en tirer parti. »  A Venise, la lumière de la ville va cependant être plus forte que la fatigue.

La place Saint-Marc à Venise vue du grand Canal

Autant les années précédentes dans le sud il s’était parfois trouvé démuni par l’intensité de la lumière, autant celle de Venise s’accorde à son regard. Venise est un motif récurent et très prisé. Le peintre à la mode, spécialiste de la chose est Félix Ziem. Boudin sait qu’il sera plus ou moins implicitement comparé à lui. Dans une lettre à Paul Durand-Ruel en juin 1895, il critique implicitement le travail de Ziem en expliquant que « Venise a quelque peu été déguisée par les peintres habituels du pays…qui l’ont quelque peu défigurée en en faisant un pays chauffé par les soleils les plus intenses et les plus chauds. Venise au contraire, est d’un coloris gris & l’atmosphère en est douce et brumeuse… Et le ciel s’y pare de nuages, tout comme un ciel de nos contrées normande ou hollandaise. »
 
Dans cette toile de Boudin, les eaux calmes du grand Canal sont traitées à coups de pinceau très fin. Les détails architecturaux sont précisés par de petites touches blanches. Le motif est complexe, Boudin le reconnaît. « Je trouve cela bien difficile pour toutes sortes de raisons et surtout à cause de l’architecture des monuments qui exige un soin tout particulier. » Sa grande préoccupation va  encore et toujours au ciel et à la couleur de l’air. Il fait le constat que le soleil ne dore pas la lumière de la ville, mais l’argente. Cette vision fait basculer la toile dans des nuances plus atlantiques. Peut-être que le vrai sujet du tableau n’est pas la ville, mais la lumière de la ville, et son ciel. Celui-ci a  encore une fois été retranscrit avec une telle exactitude qu’il est possible de retrouver le nom scientifique des nuages qu’il a peints : cumulus derrière le campanile de Saint-Marc, cirro-cumulus en haut à gauche du tableau. Le nom de ces nuages était sans doute inconnu à Boudin lui-même.
 
Boudin remporte de Venise des études et des peintures abouties. Il est attentif à ne pas dévoiler ses études, qui stigmatisent un peu sa frustration d’artiste vieillissant. Il confie à Durand-Ruel : « Je ne voulais pas que mes études soient vues, je suis parti incontinent afin d’éviter les curiosités indiscrètes. Il faudrait pour rendre ce pays une étude plus longue et plus complète des différentes saisons de l’endroit. Ce que je ne peux tenter, n’étant d’ailleurs plus d’âge à entreprendre cette tâche ! » Dans une interview au journal l’Echo de Paris, il résume son voyage à Venise en une jolie expression : « inoubliable volupté de l’œil ». Un an plus tard, la vision est plus nostalgique : «  Le voyage à Venise aura été mon chant du cygne », confie-t-il à son ami peintre Louis Braquaval.
 
 
En 1897 il expose ses toiles et ses études, toutes rassemblées dans un même cadre, au Salon du Champ-de-Mars. Ziem lui, choisit de montrer une vue de Constantinople. C’est la dernière exposition d’Eugène Boudin de son vivant. Il meurt le 8 août 1898 à Deauville, selon son souhait : « face à la mer ».
Billet de blog du vendredi 18 décembre 2015

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