Essai de datation d'une oeuvre de Raoul Dufy

Patrick Bertrand, ancien ingénieur au Grand Port Maritime du Havre, propose une datation précise d’une toile de Dufy, acquise en 2012 par le MuMa. Il s’agit d’appliquer ici des méthodes de recherches pluridisciplinaires, utilisées récemment par le musée Marmottan dans le cadre de l’exposition « Impression, soleil levant - L’histoire vraie du chef-d’œuvre » de Claude Monet (du 18/09/2014 au 18/01/2015).
Raoul DUFY (1877-1953), Fin de journée au Havre, 1901, huile sur toile, 99  x 135 cm. MuMa musée d'art moderne André Malraux, Le Havre,achat avec l’aide du Fonds régional d’acquisition pour les musées (FRAM) de Normandie et de l'Association des Amis du musée André Malraux, 2012. © MuMa Le Havre / David Fogel — © ADAGP, Paris, 2014
Raoul DUFY (1877-1953), Fin de journée au Havre, 1901, huile sur toile, 99  x 135 cm. MuMa musée d'art moderne André Malraux, Le Havre,achat avec l’aide du Fonds régional d’acquisition pour les musées (FRAM) de Normandie et de l'Association des Amis du musée André Malraux, 2012. © MuMa Le Havre / David Fogel — © ADAGP, Paris, 2014
Ville natale de Raoul Dufy (1877-1953), Le Havre est resté un motif constant d'inspiration dans sa peinture. Ainsi, entre 1900 et 1904, il ne cesse de peindre le port et son activité.
Fin de journée au Havre porte, à côté de la signature, une date tronquée, mais retrouvée il y a peu de temps : 1901.
Œuvre exceptionnelle par son sujet à forte connotation réaliste et sociale, par ses dimensions (qui trahissent l'ambition du jeune peintre d'exposer son œuvre au Salon), mais aussi par sa facture qui illustre le moment charnière, après la fin de sa formation artistique, où, entre sa dette envers l'héritage impressionniste et ses débuts fauves, Dufy expérimente de manière très fugitive d'autres voies. Cette toile de jeunesse, particulièrement importante puisqu'elle est la première présentée par l'artiste au public et à la critique lors du Salon des artistes français à Paris, est mentionnée par Gilbert Stenger, un journaliste, dans Le Petit Havre le 13 mai 1901.

Mais peut-on être plus précis sur la date à laquelle cette œuvre a était réalisée ?

Nous allons tenter de répondre à cette question à partir de l'étude de plusieurs critères : la topographie du port du Havre combinée au point de vue de l'artiste ; des calculs astronomiques de la direction du soleil couchant et de son élévation par rapport à l'horizon ; des études hydrographiques du niveau des marées.

1- Indications topographiques et point de vue de l'artiste
Dufy représente le quai Colbert dans le port du Havre. Traditionnellement affectée au déchargement du charbon en provenance du Pays de Galles, cette partie du port est progressivement modernisée, avec l'installation de nouvelles grues électriques en cette fin du XIXe siècle. La première grue a été mise en service le 12 février 1895. C'est ce paysage industriel récemment transformé que Dufy peint.
Sur la droite, des habitations marquent le quartier Saint-François. Une indication nous permet de situer la scène à marée haute, car un mât, gréé d'un pavillon blanc bordé de bleu, indique que le pont Vauban est ouvert à la circulation maritime : ce qui était le cas une heure avant et jusqu'à deux heures après la marée haute.
Le peintre se situe au milieu du quai, et tourne son regard vers l'ouest, vers le soleil couchant. Son angle de vision est d'environ 30°. Nous sommes en fin de journée, les personnages quittent le port après leur travail, les grues sont au repos (flèches tournées vers la terre), le navire à vapeur est déchargé (tas de charbon très hauts à gauche) et s'apprête à partir (des panaches de fumée s'échappent de sa cheminée), les ponts sont ouverts à la circulation maritime. Le cargo ne pourra franchir les écluses que durant trois heures.

2- Calculs astronomiques de la direction du soleil
Un extrait du plan du Havre permet de montrer le lieu d'amarrage du voilier et l'angle de vision qu'avait le peintre.
Le ciel rougeoyant ne permet pas d'en déterminer précisément l'axe. En utilisant un rapporteur pour mesurer l'angle entre le nord et les positions extrêmes supposés du soleil, on peut dire que l'azimut de l'astre se trouve dans un secteur compris entre 237° et 245°.
À cette époque, les voiliers avaient des mâts d'une hauteur comprise entre 30 et 35 mètres pour une longueur d'environ 70 à 75 mètres. Nous pouvons donc en déduire que le voilier, représenté ici, et derrière lequel se situe la bande de nuages qui cache le soleil, se situe à environ 1 100 mètres du peintre ; ainsi, l'angle formé entre l'horizon et le soleil est d'environ 2° à 3°. Cette élévation correspond à 30 minutes avant le coucher du soleil.

3- Études du niveau des marées
L'autre point déterminant pour la datation de cette œuvre est l'heure de la marée et la fourchette d'heures données par le pavillon.
L'azimut du soleil montre que nous sommes plutôt devant un ciel d'hiver. Dans un premier temps, nous cherchons donc les marées hautes qui ont eu lieu en fin de journée, en période hivernale.
En utilisant ces indices (azimut, hauteur du soleil, marée haute), et en combinant les heures des marées répertoriées dans l'almanach du Havre avec un logiciel de calcul, nous trouvons les 18 dates et horaires suivants :
  • 13 et 14 janvier 1901, vers 16 h ; 28 et 29 janvier 1901, vers 16 h 30
  • 13 et 14 février 1901, vers 16 h 45 ; 27 et 28 février 1901, vers 17 h 15
  • 15 et 16 mars 1901, vers 17 h 40 ; 29 et 30 mars 1901, vers 18 h
  • 14 et 15 avril 1901, vers 18 h 30 ; du 27 au 30 avril 1901, vers 18 h 45

Examinons maintenant plus précisément les azimuts du soleil à ces dates et ces heures.
On peut écarter d'emblée, les mois de mars et d'avril 1901, car à ces dates, le ciel rougeoyant devrait se trouver nettement au-dessus des maisons du quartier Saint-François et pas du tout au-dessus du bassin de la Barre, donc très au-delà de l'azimut 245°; de même pour les 27 et 28 février où les rougeurs du ciel devraient se situer un peu au-delà de l'azimut 245°. Pour les 13 et 14 janvier, le ciel rougeoyant devrait se situer plus à gauche, au-dessus du tas de charbon, en avant de l'azimut 237°.

Il ne reste donc que 4 dates possibles :
28 et 29 janvier, vers 16 h 30 ainsi que 13 et 14 février, vers 16 h 45 (heure de l'époque).
 

Ces dates sont des propositions présentées ici comme des suppositions et déductions issues d'un travail de recherche scientifique. Une date est en revanche indiscutable, celle de la présentation de l'œuvre de Dufy, Fin de journée au Havre au Salon le 1er mai 1901.

Sources

  • Quinette de Rochemont, Ports maritimes de France, notice sur le port du Havre - Imprimerie Nationale, 1875, Archives du GPMH.
  • Almanach du Havre, année 1901, Archives Municipales du Havre.
  • Chambre de Commerce du Havre, Compte-rendu des travaux de la Chambre – 1902, Archives Municipales du Havre
  • Site web - Outils de calcul
  • Catalogue illustré du Salon de 1901
Billet de blog du mardi 16 septembre 2014

Ajouter un commentaire

   * Champs obligatoires