Camille Pissarro, l'Anse des pilotes du Havre

Le MuMa abrite plusieurs œuvres exécutées dans un ultime élan créatif par des artistes majeurs. Le 19 novembre, le musée a invité le public à redécouvrir deux toiles de Camille Pissarro. Retour sur la vie de l'artiste et l'histoire de ses deux œuvres.
Camille Pissarro, l'anse des pilotes par Gaëlle Cornec et Yannick Angelini

Pissarro et le Havre

Les voyages de Pissarro dans les ports sont assez nombreux. Il y venait faire ce qu’il appelle « la saison » : une récolte de toiles, autant de tranches d’activités portuaires couplées à des instantanés météorologiques. Il séjourne dans ce but à Rouen et à Dieppe, à plusieurs reprises, et produit dans ces ports environ 90 toiles.
 
Quand il voit le port du Havre pour la première fois, Pissarro a douze ans. Il y débarque pour gagner Paris et y poursuivre ses études. En 1847 il passe par Le Havre pour retourner dans son île natale, Saint-Thomas, dans les Antilles danoises. Enfin il repasse par Le Havre en 1855 lors de son retour définitif en France.
 
Ce ne sont ni les souvenirs de jeunesse, ni une considération purement esthétique qui conduisent Pissarro au Havre en 1903. D’abord, il cherche un lieu pour sa saison. Il doit faire face à une mauvaise période du marché de l’art. Il écrit à son fils Lucien en mars 1903 : « Je suis forcé de réduire mes dépenses malgré la vente de ma série de Dieppe, les amateurs ne m’ont rien acheté jusqu’à présent, et je ne sais comment la crise se dénouera. » Cette incertitude financière entraîne une indécision géographique, rendue sensible parce que Pissarro sait que l’endroit choisi ne doit pas être trop cher en même temps qu’il devra absolument plaire à ses amateurs.
 
Parallèlement, Pissarro est en contact avec Pieter Van der Velde, un amateur havrais de son travail et futur membre du Cercle de l’art moderne qui s’ouvrira trois ans plus tard en 1906. Pissarro et Van der Velde se sont probablement rencontrés chez le marchand Paul Durand-Ruel, et Van der Velde est un vrai amateur du travail de Pissarro : il possèdera jusqu’à 14 toiles de lui. C’est Van der Velde qui invite le vieux peintre à venir au Havre. Curieusement Pissarro ne fait mention de cette invitation nulle part dans ses lettres. Seule ressort une grande indécision : « Je ne sais pas encore où aller, c’est fort embarrassant. »
En tout cas, il est à Dieppe le 3 juillet, mais il projette d’aller en reconnaissance au Havre et à Honfleur. Le samedi 4 juillet il arrive au Havre. Il décrit dans ses lettres l’hôtel Continental où il se trouve en précisant qu’il est « probablement cher », ce qui indique qu’il ignore son prix, et que donc ce n’est peut-être pas lui qui paie, Pissarro étant d’ordinaire très au fait du dépenses de gîte et de couvert. Par contre Van der Velde est mentionné dans ses lettres pour les promenades qu’il lui offre dans la ville et ses environs, à la recherche de bons coins à peindre. Ceci ne semble toujours pas décider Pissarro, qui en conclut : « Le pays est beau, il y aurait certainement de jolies choses à faire, mais ce sont les moyens pratiques qui font défaut. Les hôtels ne sont pas situés aux bons endroits, je serai donc obligé d’y renoncer. Nous verrons à Honfleur, ce ne sera plus de vues de port de mer, ce sera peut-être mieux… » Nous somme le 6 juillet 1903. 

En quelques jours, un peu par lassitude, Pissarro fait son choix. Le 10 juillet, le jour de son 73ème anniversaire, il écrit à Rodolphe : « Je suis trop vieux pour aller au loin chercher mon affaire. Je m’arrête ici, je ferai l’entrée et la sortie des bateaux(…) c’est peu esthétique, le port du Havre, mais on s’y habitue et on finit par y trouver un grand caractère. » L’autre raison est invoquée dans sa lettre du même jour à son autre fils Lucien : « Les affaires étant très mauvaises, je suis forcé de faire une série de toiles qui me semblent convenir à mes amateurs ». Dans les courriers expédiés à ses proches pendant ces jours, Pissarro revient sans cesse sur la contrainte financière qui dicte sa présence au Havre, et le parti esthétique qu’il peut en tirer. L’un ne semble pas prendre le pas sur l’autre, et à chaque fois qu’il exprime l’agrément du sujet, il contrebalance par son besoin de satisfaire sa clientèle, voire son regret de ne pas être à Eragny. Voilà l’état de fait qu’il décrit à Georges le 11 juillet : « Je suis installé à l’hôtel ci-dessus, en face la jetée. Je vois passer devant ma fenêtre toute la journée les grands steamers transatlantiques et autres du matin au soir, avec les docks, le trafic, c’est grandiose, je crois que je tiens une série nouvelle qui sera intéressante. Je serais bien resté à Eragny, mais je n’aurais pas eu un lit, et puis il y a la marmite à laquelle je suis préposé et qu’il faut quand même que je fasse bouillir ! On ne badine pas avec la marmite. »

La série du port du Havre

Au cours du mois d’août enfin, l’entrain reprend le pas sur la nécessité… A la fin du mois, Pissarro laisse entrevoir sa satisfaction de cette série. Pieter Van der Velde lui a acheté une toile. Il lui a présenté Georges Dussueil qui lui achète une des toiles les plus chères de la série et qui a œuvré pour que le musée acquière deux tableaux. Cinq oeuvres au total auront été achetées au Havre, sur les 24 que compte la série.
 
Les titres sont extrêmement précis sur les conditions météorologiques dans lesquelles les vues ont été exécutées. Cependant, les dates ne sont pas précisées. Les tableaux ont été peints entre le 10 juillet et le 26 septembre. Les sujets sont également une préoccupation de Pissarro. La chambre de l’hôtel Continental a trois fenêtres qui lui offrent un panorama du port : l’anse des pilotes, l’avant-port avec le brise-lames et la jetée nord. C’est presque une série documentaire que Pissarro effectue au Havre. Il décrit dans ses tableaux le vent de modernité qui souffle sur le port, remanié pour pouvoir accueillir les grands transatlantiques. Les travaux intéressent les Havrais et le port en transformation devient un lieu de promenade. Dans cette ambiance, Pissarro montre tout : la grue de déchargement provisoire, l’éclairage électrique, le tramway, la station météorologique, les toilettes publiques et les badauds qui viennent suivre l’avancement des travaux.
 
Profondément, ce qu’il vient chercher aussi est une lumière qui lui permettra de trouver des accords. Cette lumière est une maîtresse cruelle pour le peintre qui souffre d’une inflammation du canal lacrymal depuis de nombreuses années. Cependant ce sont ses variations qui lui permettent d’avancer. « La première chose que je cherche à fixer, c’est l’accord. Entre ce ciel et ce terrain et cette eau, il y a nécessairement une relation. Ce ne peut être qu’une relation d’accords, et c’est là la grande difficulté de la peinture. Ce qui m’intéresse de moins en moins dans mon art, c’est le côté matériel de la peinture (les lignes). Le grand problème à résoudre c’est de ramener tout, même les plus petits détails du tableau à l’harmonie de l’ensemble, c’est-à-dire l’accord. » (Cité dans Le Havre-Eclair 25 septembre 1904 par Robert de la Villehervé).
 
Ce sont sans doute ces associations que Pissarro s’applique à rendre : les teintes de l’eau, du ciel et le terrain, transition entre les deux. Tout doit fonctionner ensemble, à l’unisson de la lumière du moment choisi. Cette lumière crée une harmonie qui colore tout ce que le peintre a sous les yeux, et à chaque lumière correspond un nouvel accord entre les éléments. Au Havre, Pissarro aura transcrit 24 accords.
 

Fin septembre, Pissarro rentre à Paris, avec la satisfaction d’être enfin présent dans une collection publique. Il meurt un mois et demi après, le 13 novembre 1903, d’une infection généralisée.
Cette si laborieuse reconnaissance n’est pas acquise définitivement. Dans le procès-verbal de la commission consultative d’achat du musée d’août 1903, l’entrée des deux tableaux est mentionnée a minima : trois lignes, dans lesquelles les titres exacts des peintures ne sont pas précisés. Le thème général est évoqué par l’expression « vues de l’avant-port du Havre », et le nom de famille de Pissarro est mal orthographié. Il semble que le conservateur Alphonse Lamotte n’aimait pas ces peintures et la démarche entreprise par la suite tend à le montrer.
Dans la séance du 24 juin 1905, il est mentionné la phrase suivante : « Sur sa proposition, M. le Conservateur est également autorisé à s’entendre avec MM. Durand-Ruel ou Bernheim pour l’échange de l’une des deux marines de Camille Pissaro (sic) acquises par la Ville, contre un paysage du même auteur. » Cette suggestion n’a pas eu de suite et par chance les deux marines sont restées dans les collections du musée, sans doute contre la volonté du conservateur.
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Billet de blog du jeudi 25 février 2016

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