Nuits électriques
du 03 juillet au 29 octobre 2020
Dans le cadre de l'exposition Nuits électriques, le MuMa a proposé à de jeunes écrivains émergents du Master "Création littéraire" de l’Université du Havre et de l’ESADHaR, d’écrire des textes originaux avec comme point de départ un ouvrage intitulé A travers le Havre, effets de soir et de nuit datant de 1892 et conservé à la bibliothèque Armand Salacrou du Havre.
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Le projet

A travers le Havre, effets de soir et de nuit, 1892 (couverture), Gaston Prunier, Charles Le Goffic et Daniel de Venancourt . Le Havre, Bibliothèque Municipale
Les 12 estampes réalisées à l’eau forte par Prunier représentent 12 lieux du Havre nouvellement éclairés à l’électricité (en 1892) et décrits dans l’ouvrage pas ses auteurs, Charles Le Goffic et Daniel de Venancourt :
- L’Avant-Port [ Quai de Southampton ]
- La Place de l’Hôtel-de-ville
- Le Square Saint-Roch
- La Chaussée Thiers [ Avenue René Coty ]
- La Rue d’Édreville
- Le Jardin des Soupirs [ Rue Félix Faure – Escalier Beasley ]
- La Falaise [ Cap de la Hève ]
- Le Bassin du Commerce
- Les Chantiers Normand [ Rue Augustin Normand ]
- La Rue des Drapiers
- Le Boulevard Maritime
- Sainte-Adresse
Certains de ces lieux existent encore, d’autres n’existent plus du tout.
Les étudiants ont été invités à s’approprier chacun l’un de ces 12 lieux, 128 ans plus tard, en se rendant sur place, pour évoquer leur aspect nocturne d’aujourd’hui afin d’écrire et partager ainsi leur expérience de la nuit contemporaine. La forme d’écriture leur a été laissée libre de choix : poésie, récit…
Ce projet est encadré par Sonia Anton, enseignante chercheuse à l'Université du Havre sur ces sujets de géographie littéraire.
Finalité
Les textes ainsi produits ont été enregistrés au studio Honolulu, lus par les étudiants eux-mêmes, comme ce fut le cas pour le projet mené ensemble en 2017 autour de l’exposition Comme une histoire… Le Havre.
Des textes qui devaient donc être écoutés au cœur même de l’exposition, dans la salle consacrée au Havre, où sont exposées trois gravures de Gaston Prunier mais qui pour des raisons sanitaires évidentes n'ont pas pu être mis à disposition du public sur les tablettes tactiles prévues à cet effet.
Pour ceux qui souhaitent écouter les textes in-situ, et profiter de la ville autrement, ces récits sonores ont été également incorporés dans un parcours accessible, sur smartphone. De jour ou de nuit, les lieux d’aujourd’hui résonnent, à travers les mots des jeunes auteurs et les images de Prunier, avec ceux d’hier.
Ces textes sont également disponibles à la lecture, ici même :
Gravure de couverture - Floriane Gitenay
Le jour le soleil illumine tout de son grand éclat uniforme. La nuit, les lumières appartiennent au détail. La nuit, il y a autant de lumières que d’intentions.
Le Havre n’est pas de ces métropoles où on essaye d’imiter le soleil. Au Havre, il y a des parts d’ombre où l’éclairage surgit et attrape l’œil.
En marchant je lève la tête vers les petits carrés chauds des fenêtres, qui forment des motifs suspendus dans le noir. Plus bas, il y a les lumières bruyantes des bars, traces d’une vie qui se poursuit encore au creux de la nuit.
Sur les grands boulevards, les lampadaires portent la lumière à bouts de bras. Les feux tricolores déroulent leurs ballets synchroniques et immobiles.
Des vitrines éclairées, petites boutiques ou grands magasins vides, fantômes de commerces qui veulent vivre même la nuit et se nourrissent d’énergie.
Au Havre, la lumière apparaît parfois en reflets brouillés : c’est l’eau. L’eau qui troue la ville, serpente et s’élance, retombe en pluie sous des lueurs vertes ou violettes.
Au loin, les points lumineux des chantiers maritimes s’agitent. Ce sont les lumières d’une vie portuaire qui s’obstine à toute heure.
Il y a des lieux que les lumières dédaignent, qui semblent ne devoir appartenir qu’au jour, falaises, squares ou ruelles, lieux d’ombres et de secrets pour ceux qui ne veulent pas être vus.
Et puis parfois, la nuit est une toile de fond. Les bâtiments ont revêtu leurs habits du soir, c’est le moment du spectacle, la coquetterie d’un pont qui s’illumine même la nuit, des paillettes qui crépitent sur l’hôtel de ville et des cheminées rouges et bleu comme des chaudrons magiques.
Il faut bien regarder, car le soir, au Havre il y a autant de lumières que d’histoires.
Le Havre n’est pas de ces métropoles où on essaye d’imiter le soleil. Au Havre, il y a des parts d’ombre où l’éclairage surgit et attrape l’œil.
En marchant je lève la tête vers les petits carrés chauds des fenêtres, qui forment des motifs suspendus dans le noir. Plus bas, il y a les lumières bruyantes des bars, traces d’une vie qui se poursuit encore au creux de la nuit.
Sur les grands boulevards, les lampadaires portent la lumière à bouts de bras. Les feux tricolores déroulent leurs ballets synchroniques et immobiles.
Des vitrines éclairées, petites boutiques ou grands magasins vides, fantômes de commerces qui veulent vivre même la nuit et se nourrissent d’énergie.
Au Havre, la lumière apparaît parfois en reflets brouillés : c’est l’eau. L’eau qui troue la ville, serpente et s’élance, retombe en pluie sous des lueurs vertes ou violettes.
Au loin, les points lumineux des chantiers maritimes s’agitent. Ce sont les lumières d’une vie portuaire qui s’obstine à toute heure.
Il y a des lieux que les lumières dédaignent, qui semblent ne devoir appartenir qu’au jour, falaises, squares ou ruelles, lieux d’ombres et de secrets pour ceux qui ne veulent pas être vus.
Et puis parfois, la nuit est une toile de fond. Les bâtiments ont revêtu leurs habits du soir, c’est le moment du spectacle, la coquetterie d’un pont qui s’illumine même la nuit, des paillettes qui crépitent sur l’hôtel de ville et des cheminées rouges et bleu comme des chaudrons magiques.
Il faut bien regarder, car le soir, au Havre il y a autant de lumières que d’histoires.

A travers le Havre, effets de soir et de nuit, 1892 (couverture), Gaston Prunier, Charles Le Goffic et Daniel de Venancourt . Le Havre, Bibliothèque Municipale
L'avant-port - Basile Galais
Le soir, tout est silence. Comme dans les musées l’éclairage surexpose le bourdonnement de l’histoire. Seuls, la soufflerie de la salle des machines et le vent glacial qui l’amène composent le bruit de fond balayant l’esplanade. C’est le ventre du ferry qui gargouille, il a faim de voitures ; la gueule ouverte, béante il attend les rares autos qui s’engouffreront dans ces entrailles pour quitter le continent. Derrière, les cheminées jumelles de la centrale viennent de se parer de leur LED aux couleurs changeantes ; cette tentative de l’industrie de s’amalgamer aux fêtes foraines, finalement sous leur brillance couve la même mélancolie. Les containers tapis dans l’ombre du port sont devenus des arches à l’apparence de lego qui se dressent sur le quai. Les pelouses s’étendent entre les surfaces géométriques des allées de béton, quelques joggeurs courent. Les espaces de jeux pour enfants s’y déploient, vides dans la nuit. Autrefois quai où les navires négriers accostaient, champ de ruine puis terrain en friche, l’esplanade est devenue espace ludique ; l’histoire coloniale qu’elle a accueillie est contenue dans un nom gravé sur un écriteau métallique, l’histoire des échanges désormais commerce international est édulcorée par l’urbanisme contemporain ; les idées de productivité et de logistique deviennent des jouets à l’échelle démesurée. De l’autre côté du chenal, le terminal croisière est comme endormi dans l’ombre. Les transatlantiques ont laissé place aux croisières contemporaines, l’idée de voyage s’est compressée dans des journées d’escales où les badauds appréhendent l’histoire de manière ludique par les esplanades-musées ; le voyage s’est compressé dans son idée. Les immeubles Perret, les surfaces tranchées du quai ou la brulure du crépuscule qui vient de disparaître sont les ultimes témoignages de la vitalité d’un passé que le présent muséal écrase : un passé de violences, de guerres, d’espoirs, de départs, d’aventures.
Le soir, il y a toute l’histoire des mondes qui aboie sur le quai Southampton.
Le soir, il y a toute l’histoire des mondes qui aboie sur le quai Southampton.

Gaston Prunier, L’Avant-Port, 1892, Eau-forte tirée de l’album À travers Le Havre, effets de soir et de nuit, 17 x 22 cm, Le Havre, bibliothèque municipale. © Le Havre
La Place de l’Hôtel-de-ville - Julien Bretaudeau
Nuit marbrée
La tour est illuminée, là-bas, au bout. La tour et les petites fenêtres s'éloignent au fur et à mesure que j'avance ; allez, rue Casimir Delavigne, le coin de rue, le passage, la Bibliothèque Salacrou, j'y suis presque. Je longe les murs ; non loin de moi, des gyrophares bleus. Je passe dans l'arcade sous les arbres d'une forêt.
Ne t'arrête pas, continue, la bibliothèque, je ne suis plus très loin, j'appuie ma main sur le mur, j'arrive bientôt.
Je vais pouvoir passer dans l'ombre, éviter le crocodile dans la lumière. Je suis entré dans l'ombre, loin des aiguilles de la tour, qui tournent sur le cadran, je me faufile, dans l'obscurité offerte par la colonne.
J'y suis arrivé, je suis dans l'ombre du pilier, on ne peut pas me voir ici. Je souris et je porte à mes lèvres la gorgée de la Goudale que je ramène de chez Louis et qu'il m'offre en partant. Une autre fois le verre volé au McDaids ou aux Zazous.
Je suis invisible à tous les regards, ici, caché sous le péristyle, la galerie se prolonge devant, un trait d'ombre, un trait de lumière. Je saute à pied-joints au-dessus de mes repères.
Je suis au bord de l'ombre ; je jette un oeil en arrière, vers les bus, les arrêts.
Un pas, je suis dans la lumière, vite, je savoure l'ombre sous le deuxième pilier.
J'ai le temps de rouler une cigarette, dans cette nappe d'ombre ; si je tends le doigt il se déposera dans la lumière et je finirai dans l'ombre.
Caché, dissimulé aux regards, je prends mon temps. Je peux rester protégé par l'ombre et je ne crains rien, ici, personne ne vient me chercher, j'ai le droit d'être triste, d'être seul.
La tour est illuminée, là-bas, au bout. La tour et les petites fenêtres s'éloignent au fur et à mesure que j'avance ; allez, rue Casimir Delavigne, le coin de rue, le passage, la Bibliothèque Salacrou, j'y suis presque. Je longe les murs ; non loin de moi, des gyrophares bleus. Je passe dans l'arcade sous les arbres d'une forêt.
Ne t'arrête pas, continue, la bibliothèque, je ne suis plus très loin, j'appuie ma main sur le mur, j'arrive bientôt.
Je vais pouvoir passer dans l'ombre, éviter le crocodile dans la lumière. Je suis entré dans l'ombre, loin des aiguilles de la tour, qui tournent sur le cadran, je me faufile, dans l'obscurité offerte par la colonne.
J'y suis arrivé, je suis dans l'ombre du pilier, on ne peut pas me voir ici. Je souris et je porte à mes lèvres la gorgée de la Goudale que je ramène de chez Louis et qu'il m'offre en partant. Une autre fois le verre volé au McDaids ou aux Zazous.
Je suis invisible à tous les regards, ici, caché sous le péristyle, la galerie se prolonge devant, un trait d'ombre, un trait de lumière. Je saute à pied-joints au-dessus de mes repères.
Je suis au bord de l'ombre ; je jette un oeil en arrière, vers les bus, les arrêts.
Un pas, je suis dans la lumière, vite, je savoure l'ombre sous le deuxième pilier.
J'ai le temps de rouler une cigarette, dans cette nappe d'ombre ; si je tends le doigt il se déposera dans la lumière et je finirai dans l'ombre.
Caché, dissimulé aux regards, je prends mon temps. Je peux rester protégé par l'ombre et je ne crains rien, ici, personne ne vient me chercher, j'ai le droit d'être triste, d'être seul.

Gaston Prunier, La place de l’Hôtel de Ville, Eau-forte tirée de l’album À travers Le Havre, effets de soir et de nuit, , Le Havre,1892 bibliothèque municipale. © Le Havre
Le Square Saint-Roch - Manon Secq
Lorsque, le soir, je croise le Square Saint Roch, l’air est plus noir qu’ailleurs. Il trône au milieu des nuits grises, comme un dernier gardien. Le Square s’interdit au regard, fait couler au fond de la pupille l’opacité de son mystère. Lorsque, le soir, je croise le Square Saint Roch, j’ai oublié le gravier, les grand-mères, les bancs et la chlorophylle des feuilles. Je ne vois plus que le noir dense qui recouvre ses chemins et je reste un instant à le dévisager.
Derrière la barrière, il y a la nuit. La vraie nuit, pas celle légère de la ville, celle qui s’évapore sous les ampoules. C’est au contraire la nuit des contes, la nuit des forêts, lourde et silencieuse, celle où le noir du ciel semble s’être déversé sur le sol sans les étoiles. Je ne franchis pas la grille.
Lorsque, le soir, je croise le Square Saint Roch, il m’arrive de rêver d’être l’obscurité derrière le grillage. Si je pouvais voir au-dedans des ténèbres. Il m’arrive de rêver que je connais l’épaisseur de ce noir, que je peux y nager comme dans un bain tiède. J’imagine son odeur et son goût, de la noisette, je les laisse remplir ma bouche et mes poumons. Quelle est la texture de l’obscurité ? Croque-t-elle sous la dent ? Laisse-t-elle un goût âpre sur la langue ?
Mais je n’ose rien. L’homme a chassé l’obscurité de ses trottoirs. Il a violenté la nuit. A-t-elle peur de nous, la nuit ? A-t-elle soif de vengeance ? Elle pourrait m’engloutir. Je pourrais disparaître. Noyée dans ses tréfonds, voir se dissoudre mon esprit et m’évaporer sous les rayons du matin suivant. Alors je passe mon chemin, je laisse derrière moi le Square Saint Roch et j’allonge mes pas sous les lampadaires, vers la ville grise et sans mystère.
Derrière la barrière, il y a la nuit. La vraie nuit, pas celle légère de la ville, celle qui s’évapore sous les ampoules. C’est au contraire la nuit des contes, la nuit des forêts, lourde et silencieuse, celle où le noir du ciel semble s’être déversé sur le sol sans les étoiles. Je ne franchis pas la grille.
Lorsque, le soir, je croise le Square Saint Roch, il m’arrive de rêver d’être l’obscurité derrière le grillage. Si je pouvais voir au-dedans des ténèbres. Il m’arrive de rêver que je connais l’épaisseur de ce noir, que je peux y nager comme dans un bain tiède. J’imagine son odeur et son goût, de la noisette, je les laisse remplir ma bouche et mes poumons. Quelle est la texture de l’obscurité ? Croque-t-elle sous la dent ? Laisse-t-elle un goût âpre sur la langue ?
Mais je n’ose rien. L’homme a chassé l’obscurité de ses trottoirs. Il a violenté la nuit. A-t-elle peur de nous, la nuit ? A-t-elle soif de vengeance ? Elle pourrait m’engloutir. Je pourrais disparaître. Noyée dans ses tréfonds, voir se dissoudre mon esprit et m’évaporer sous les rayons du matin suivant. Alors je passe mon chemin, je laisse derrière moi le Square Saint Roch et j’allonge mes pas sous les lampadaires, vers la ville grise et sans mystère.

Gaston Prunier, Le Square Saint-Roch, Eau-forte tirée de l’album À travers Le Havre, effets de soir et de nuit, , Le Havre,1892 bibliothèque municipale. © Le Havre
La Chaussée Thiers - Solène Garnier
Le chemin ne me paraît pas très éclairé, en vous en parlant là, tout de suite. Mais je dois avouer que c'est peut-être parce qu'à 3H30 du matin, je rêve que la nuit soit noire, et d'un sommeil profond. J'allume les phares de ma voiture, et les bâtiments se dérobent vite. J'accélère pour qu'ils s'éteignent dans mes rétroviseurs. Il n'y a jamais personne pour habiter mon chemin à cette heure-ci. Quelques marcheurs ivres seulement, qui sortent des bars. Ils ont des poils de lumières, qui leur poussent sur le dos.
Radio France Musique passe une boucle qui dit « c’est la fin des programmes » je l’écoute avec attention, sans m’en rendre compte.
Je dors un grand bout du jour, je vis presque toute la nuit. Et quand je rentre, le corps tout mou et les yeux qui piquent, je longe l'hôtel de ville, l'avenue René Coty, le boulevard Maréchal Joffre. C'est mon trajet la nuit, parce que je travaille, et parce qu'après le travail, il faut bien dormir, et donc il faut bien que j'y passe, par là. Mon plumard m'attend.
Le poste de radio est réglé sur 4, je tends l’oreille et il dit « on se retrouve demain, bonne nuit ! ».
Lorsque le pare-brise d’une voiture est mal lavé et que le réservoir à liquide « lave-glace » est vide, il est inutile d’y passer ses essuie-glaces, à moins qu’il ait plu. Il pleut un peu par ici. Alors je ne prends pas soin de vérifié souvent que le réservoir à liquide soit plein. La nuit avait été sèche et un soir en activant les miens par réflexe, des saloperies se sont étalés partout. Partout la merde du goéland. Des arcs de cercles blancs, de la fiente de goéland partout.
Je baille et le moteur bourdonne, je ne croise aucune voiture, un gyrophare quelquefois.
Les arcs de cercle sur les pare-brises font exploser la lumière en petites franges colorées. Les feux de circulations ont l’air de boules de feu, entre les arcs de merde blanches. Même les halos de lumières deviennent des striures, des éclairs incandescents. On dirait que la lumière peut faire éclater la vitre. Mon nez s’approche simultanément du volant dans l’habitacle, la grande fenêtre donne sur la route. Je suis les lignes droites.
Radio France Musique passe une boucle qui dit « c’est la fin des programmes » je l’écoute avec attention, sans m’en rendre compte.
Je dors un grand bout du jour, je vis presque toute la nuit. Et quand je rentre, le corps tout mou et les yeux qui piquent, je longe l'hôtel de ville, l'avenue René Coty, le boulevard Maréchal Joffre. C'est mon trajet la nuit, parce que je travaille, et parce qu'après le travail, il faut bien dormir, et donc il faut bien que j'y passe, par là. Mon plumard m'attend.
Le poste de radio est réglé sur 4, je tends l’oreille et il dit « on se retrouve demain, bonne nuit ! ».
Lorsque le pare-brise d’une voiture est mal lavé et que le réservoir à liquide « lave-glace » est vide, il est inutile d’y passer ses essuie-glaces, à moins qu’il ait plu. Il pleut un peu par ici. Alors je ne prends pas soin de vérifié souvent que le réservoir à liquide soit plein. La nuit avait été sèche et un soir en activant les miens par réflexe, des saloperies se sont étalés partout. Partout la merde du goéland. Des arcs de cercles blancs, de la fiente de goéland partout.
Je baille et le moteur bourdonne, je ne croise aucune voiture, un gyrophare quelquefois.
Les arcs de cercle sur les pare-brises font exploser la lumière en petites franges colorées. Les feux de circulations ont l’air de boules de feu, entre les arcs de merde blanches. Même les halos de lumières deviennent des striures, des éclairs incandescents. On dirait que la lumière peut faire éclater la vitre. Mon nez s’approche simultanément du volant dans l’habitacle, la grande fenêtre donne sur la route. Je suis les lignes droites.

Gaston Prunier, La Chaussée Thiers, Eau-forte tirée de l’album À travers Le Havre, effets de soir et de nuit, , Le Havre,1892 bibliothèque municipale. © Le Havre
La Rue d’Édreville - Louis Lejault
Le bombyx disparate
Le bombyx disparate tournoie autour de la lanterne. A l'intérieur, une ampoule bouillonne. Elle diffuse sa lumière jaune, éclabousse le trottoir et les bâtiments d'une auréole sale. Le coin extérieur de la pupille du papillon capte le rayon ; il avance. La lumière disparaît. Il rectifie sa trajectoire. Elle réapparaît. Il vole, le point lumineux se dérobe encore. Le papillon avance en cercle, se rapproche de l'ampoule, chaude.
Les lampadaires remplacent la lune et les étoiles. Elles sont dissimulées par le voile épais et laiteux des lumières artificielles. La pupille humaine capte la lumière, de son coin extérieur. Le bombyx la suit. Il sait que la lumière est fixe ; la pupille capte alors la prochaine source, proche. Il se déplace ainsi, d'ampoule en ampoule. Elles sont hautes, il ne risque pas de se brûler. Il suit le chemin tracé par les cercles diffus. Il évite les coins et recoins obscurs. Il traverse la rue, guidé, accompagné par les multiples lunes qui chatoient dans le nouveau ciel.
L'humain s'approprie la nuit. La nuit est un espace nouveau pour lui, dont il réduit les mystères. Les lampadaires quadrillent la ville, délimitent les espaces sûrs, dans lesquels l'humain peut se déplacer. Ils guident son regard, son regard entraîne ses pas et ses désirs. Il tournoie autour de la lumière, se pose sur l'ampoule la plus chaude pour vivre la nuit. Il la vit à l'intérieur la plupart du temps, dans un bar, un restaurant ou son appartement. Les vitrines des lieux de consommation participent à l'éclairage de la rue ; les fenêtres des appartements colorent les hauteurs des villes. L'éclairage de la rue permet de lisser la ville, de brouiller les frontières entre les lieux, de sécuriser les passages.
Les néons d'un bar s'éteignent. La foule sort, grouillante. Elle fait résonner ses pas et ses rires dans la rue. Elle se déplace, d'un seul mouvement, vers les autres points lumineux. Les pupilles se concentrent sur le jaune diffus. Le bombyx, d'un battement d'ailes, se pose sur le verre. La chaleur crame son corps fragile.
Le bombyx disparate tournoie autour de la lanterne. A l'intérieur, une ampoule bouillonne. Elle diffuse sa lumière jaune, éclabousse le trottoir et les bâtiments d'une auréole sale. Le coin extérieur de la pupille du papillon capte le rayon ; il avance. La lumière disparaît. Il rectifie sa trajectoire. Elle réapparaît. Il vole, le point lumineux se dérobe encore. Le papillon avance en cercle, se rapproche de l'ampoule, chaude.
Les lampadaires remplacent la lune et les étoiles. Elles sont dissimulées par le voile épais et laiteux des lumières artificielles. La pupille humaine capte la lumière, de son coin extérieur. Le bombyx la suit. Il sait que la lumière est fixe ; la pupille capte alors la prochaine source, proche. Il se déplace ainsi, d'ampoule en ampoule. Elles sont hautes, il ne risque pas de se brûler. Il suit le chemin tracé par les cercles diffus. Il évite les coins et recoins obscurs. Il traverse la rue, guidé, accompagné par les multiples lunes qui chatoient dans le nouveau ciel.
L'humain s'approprie la nuit. La nuit est un espace nouveau pour lui, dont il réduit les mystères. Les lampadaires quadrillent la ville, délimitent les espaces sûrs, dans lesquels l'humain peut se déplacer. Ils guident son regard, son regard entraîne ses pas et ses désirs. Il tournoie autour de la lumière, se pose sur l'ampoule la plus chaude pour vivre la nuit. Il la vit à l'intérieur la plupart du temps, dans un bar, un restaurant ou son appartement. Les vitrines des lieux de consommation participent à l'éclairage de la rue ; les fenêtres des appartements colorent les hauteurs des villes. L'éclairage de la rue permet de lisser la ville, de brouiller les frontières entre les lieux, de sécuriser les passages.
Les néons d'un bar s'éteignent. La foule sort, grouillante. Elle fait résonner ses pas et ses rires dans la rue. Elle se déplace, d'un seul mouvement, vers les autres points lumineux. Les pupilles se concentrent sur le jaune diffus. Le bombyx, d'un battement d'ailes, se pose sur le verre. La chaleur crame son corps fragile.

Gaston Prunier, La Rue d’Édreville, Eau-forte tirée de l’album À travers Le Havre, effets de soir et de nuit, , Le Havre,1892 bibliothèque municipale. © Le Havre
Le Jardin des Soupirs - Jean-Christophe Cros
Nostalgie électrique
Le ciel est gris comme le culot d'une ampoule. Eve est assise sur un banc. Á côté d'elle, Adam tient un parapluie violet à pois rose et bleu.
« Avec le bois du mont Golgotha on a fait des poteaux électriques. Avec les cheveux de Marie de Magdala, avec les cheveux de Marie-Madeleine, avec les cheveux de Marie la Magdaléenne tombés en chemin, on a confectionné des fils électriques. La couleur du cuivre est un hommage à sa chevelure rousse ». Eve ne se lasse pas de l'écouter. Eve ne se lasse pas de son Adam.
La pluie cesse un peu. Le parapluie se ferme. Eve pragmatique lève la tête, regarde autour d'elle, regarde sa montre : « le ciel doit se coucher à 17H02. C'est à 16H57 que se sont allumés les premiers lampadaires. Il semble que l'homme cherche encore et toujours à dominer les éléments, à être là le premier, là, avant, avant la nuit, même. Pendant la première seconde où le lampadaire s'allume, son ampoule vacille un milliard de fois. L'espace d'une seconde se prend pour une bougie, nostalgie électrique, sans doute ». Eve sourit de ses derniers mots. « On dirait une phrase sortie de ta bouche Adam ».
La pluie reprend. Adam se rapproche d'Eve, penche la tête. Je ne distingue rien de plus, c'est à présent le parapluie d'Adam qui s'exprime : « l'électricité est un combat, entre deux hommes deux inventeurs deux visions que tout oppose : Thomas Edison et Nikola Tesla. Le premier est de type continu, persuadé de toujours avoir raison. Le second est plutôt alternatif, il se remet souvent en question, c'est ainsi qu'il avance. Edison sort vainqueur. Tesla est détruit et ruiné. L'électricité de son appartement coupée, il vit ses derniers jours dans l'obscurité la plus absolue. Il finit pas se pendre avec une corde confectionnée en fil de cuivre ».
Adam croit voir Eve pleurer, mais il n'est pas sûr alors il ne dit rien. Elle, saisit le parapluie le garde ouvert malgré la fin de l'averse, pour se donner une contenance. Son autre main est dans la main d'Adam mais à cet instant elle doute de l'existence de cette main de ce corps de cette voix. Pour remplir l'espace Eve pose une question à la Nuit : « je voudrais rester dans ce jardin, mais ailleurs. Est-ce possible » ? « Oui ». Eve aime cette nuit qui a la voix d'Adam. « Ce jardin peut se déplacer, c'est un jardin vagabond. Il existe en son sous-sol un réseau de piles qui alimente un moteur. Pour l'actionner deux êtres, deux électrons doivent rentrer en contact. L'un d'eux doit être un descendant de l'inventeur : le comte Alessandro Giuseppe Antonio Anastasio Volta en référence au nom que porte son peuple : les Voltaïques. Ce jardin parcourt le monde à la recherche de personnes capables de continuer ce qu'avait autrefois débuté le savant ».
Le sol vibre depuis les profondeurs de la terre. La vieille machinerie du jardin soupire bruyamment. Quatre mains se cramponnent à un parapluie.
Le ciel est gris comme le culot d'une ampoule. Eve est assise sur un banc. Á côté d'elle, Adam tient un parapluie violet à pois rose et bleu.
« Avec le bois du mont Golgotha on a fait des poteaux électriques. Avec les cheveux de Marie de Magdala, avec les cheveux de Marie-Madeleine, avec les cheveux de Marie la Magdaléenne tombés en chemin, on a confectionné des fils électriques. La couleur du cuivre est un hommage à sa chevelure rousse ». Eve ne se lasse pas de l'écouter. Eve ne se lasse pas de son Adam.
La pluie cesse un peu. Le parapluie se ferme. Eve pragmatique lève la tête, regarde autour d'elle, regarde sa montre : « le ciel doit se coucher à 17H02. C'est à 16H57 que se sont allumés les premiers lampadaires. Il semble que l'homme cherche encore et toujours à dominer les éléments, à être là le premier, là, avant, avant la nuit, même. Pendant la première seconde où le lampadaire s'allume, son ampoule vacille un milliard de fois. L'espace d'une seconde se prend pour une bougie, nostalgie électrique, sans doute ». Eve sourit de ses derniers mots. « On dirait une phrase sortie de ta bouche Adam ».
La pluie reprend. Adam se rapproche d'Eve, penche la tête. Je ne distingue rien de plus, c'est à présent le parapluie d'Adam qui s'exprime : « l'électricité est un combat, entre deux hommes deux inventeurs deux visions que tout oppose : Thomas Edison et Nikola Tesla. Le premier est de type continu, persuadé de toujours avoir raison. Le second est plutôt alternatif, il se remet souvent en question, c'est ainsi qu'il avance. Edison sort vainqueur. Tesla est détruit et ruiné. L'électricité de son appartement coupée, il vit ses derniers jours dans l'obscurité la plus absolue. Il finit pas se pendre avec une corde confectionnée en fil de cuivre ».
Adam croit voir Eve pleurer, mais il n'est pas sûr alors il ne dit rien. Elle, saisit le parapluie le garde ouvert malgré la fin de l'averse, pour se donner une contenance. Son autre main est dans la main d'Adam mais à cet instant elle doute de l'existence de cette main de ce corps de cette voix. Pour remplir l'espace Eve pose une question à la Nuit : « je voudrais rester dans ce jardin, mais ailleurs. Est-ce possible » ? « Oui ». Eve aime cette nuit qui a la voix d'Adam. « Ce jardin peut se déplacer, c'est un jardin vagabond. Il existe en son sous-sol un réseau de piles qui alimente un moteur. Pour l'actionner deux êtres, deux électrons doivent rentrer en contact. L'un d'eux doit être un descendant de l'inventeur : le comte Alessandro Giuseppe Antonio Anastasio Volta en référence au nom que porte son peuple : les Voltaïques. Ce jardin parcourt le monde à la recherche de personnes capables de continuer ce qu'avait autrefois débuté le savant ».
Le sol vibre depuis les profondeurs de la terre. La vieille machinerie du jardin soupire bruyamment. Quatre mains se cramponnent à un parapluie.

Gaston Prunier, Le Jardin des Soupirs, Eau-forte tirée de l’album À travers Le Havre, effets de soir et de nuit, , Le Havre,1892 bibliothèque municipale. © Le Havre
La Falaise - Shane Haddad
Le Phare
Je discerne une ruine. C’est un bunker, il me dit.
Je suis avec mon ami Ulysse.
Dans la brume, Ulysse m’accompagne.
Il pose un pied, s’appuie, il monte, il se retourne. Je vois sa main sortir de l’obscurité et soulever mon corps.
Lui est en haut, dans son gros manteau, confondu à la nuit.
Moi j’ai toujours peur de ne pas avoir d’appui.
Nous sommes sur le toit. Le vent balaye nos chevilles, la brume est froide et cette nuit, comme celle-ci, je n’en avais jamais vue. Derrière moi, j’entends le phare. Je sens ses bras fous me raser la tête. C’est comme s’il avançait vers nous, je lui dis. Je vais tomber. Il me dit que lui aussi, il pourrait. C’est que je ne vois rien que tout ce bleu. Il n’y a ni mer, ni ciel, il n’y a que les faisceaux, le bruit du grondement de guerre, toi et moi sur le toit du bunker silencieux.
Ulysse me dit de regarder devant. Qu’est-ce-que c’est que ces lumières là-bas. Des bateaux qui campent sur la mer. Et les vertes et rouges, ce sont des balises, des bouées. Elles aiguillent. Moi j’ai l’impression que nos corps ne font que tomber. Ce sont d’étranges sensations, tu ne trouves pas. Et mes yeux continuent de plonger dans le bleu sans fond. Dans la chute, il me semble que le grondement du phare vient de plus loin que la mer. Et quand je lève ma tête, je vois ses longs bras me prendre et me jeter. Je me retourne pour voir si le phare est toujours derrière moi. Ulysse s’allonge. Ses pensées, je ne les connais pas. Il a l’air de se sentir chez lui, près du phare. J’aimerais lui poser d’autres questions. Ulysse, tu ne trouves pas que les faisceaux sont inquiétants. Ulysse, est-ce que le grondement te fait peur. Mais je ne dis rien. Je pose plutôt ma tête sur son torse. Dans son gros manteau, je le sens respirer. Il a quelque chose de tranquille, comme s’il savait. Si je regarde à gauche, je ne vois plus la ville.
Je discerne une ruine. C’est un bunker, il me dit.
Je suis avec mon ami Ulysse.
Dans la brume, Ulysse m’accompagne.
Il pose un pied, s’appuie, il monte, il se retourne. Je vois sa main sortir de l’obscurité et soulever mon corps.
Lui est en haut, dans son gros manteau, confondu à la nuit.
Moi j’ai toujours peur de ne pas avoir d’appui.
Nous sommes sur le toit. Le vent balaye nos chevilles, la brume est froide et cette nuit, comme celle-ci, je n’en avais jamais vue. Derrière moi, j’entends le phare. Je sens ses bras fous me raser la tête. C’est comme s’il avançait vers nous, je lui dis. Je vais tomber. Il me dit que lui aussi, il pourrait. C’est que je ne vois rien que tout ce bleu. Il n’y a ni mer, ni ciel, il n’y a que les faisceaux, le bruit du grondement de guerre, toi et moi sur le toit du bunker silencieux.
Ulysse me dit de regarder devant. Qu’est-ce-que c’est que ces lumières là-bas. Des bateaux qui campent sur la mer. Et les vertes et rouges, ce sont des balises, des bouées. Elles aiguillent. Moi j’ai l’impression que nos corps ne font que tomber. Ce sont d’étranges sensations, tu ne trouves pas. Et mes yeux continuent de plonger dans le bleu sans fond. Dans la chute, il me semble que le grondement du phare vient de plus loin que la mer. Et quand je lève ma tête, je vois ses longs bras me prendre et me jeter. Je me retourne pour voir si le phare est toujours derrière moi. Ulysse s’allonge. Ses pensées, je ne les connais pas. Il a l’air de se sentir chez lui, près du phare. J’aimerais lui poser d’autres questions. Ulysse, tu ne trouves pas que les faisceaux sont inquiétants. Ulysse, est-ce que le grondement te fait peur. Mais je ne dis rien. Je pose plutôt ma tête sur son torse. Dans son gros manteau, je le sens respirer. Il a quelque chose de tranquille, comme s’il savait. Si je regarde à gauche, je ne vois plus la ville.

Gaston Prunier, La falaise, Eau-forte tirée de l’album À travers Le Havre, effets de soir et de nuit, , Le Havre,1892 bibliothèque municipale. © Le Havre
Le Bassin du Commerce - Wanda Pendrié
Le pont du Quai George V strie la nuit avec sa lumière rouge comme une grande balafre.
Depuis la pénombre des rues, nos pas nous guident vers la lumière cicatrice. On voudrait marcher au milieu de l'eau, danser sur le miroir. Mais on ne peut pas, la lumière nous mangerait.
On monte sur le pont comme sur une colline, de là on orchestre les rayonnances, les superpositions, les clignotements, toutes les pertes de contrôle.
De là le Havre s'ouvre. C'est abstrait, c'est de l'expressionnisme allemand. Les lignes se posent, indépendantes, froides, longues.
Le Pasino s'impose beuglant sa fière absurdité au bassin statique. Sa bouche de baleine en colonnes de béton où on s'imagine plonger pour dépasser les limites. Pasino qui s'est habillé comme pour aller en soirée avant de se planter en écrivant son nom. Du moins c'est ce qu'on dit pour faire des blagues aux touristes.
Le soir le Quai George V est vidé, ne reste que de maigres lumières, qui se sentent con, paradant pour personne. Le resto du coin de la place n'est jamais ouvert que pour trois tondus.
Alors nous, sur notre promontoire artificiel, on scrute les imperceptibles mouvements, les fantômes au loin, les ombres des bâtiments rectilignes et celle de pot de yaourt du théâtre. On se perd dans l'observation endurcie de l'eau en bas du pont qui se froisse et se défroisse à mesure de la caresse de l'air de la nuit.
On aimerait plonger, on ne plonge pas, on s'envole. On devient la lumière qui vrille, on retourne le silence dans le vent. On tisse le rectangle en vol, presque comme une cage malgré l'espace ouvert. Les reflets sont des flèches dans l'eau qui semblent ne pas s'arrêter de couler vers le fond.
Mais au lieu de couler, nous on se pose sur la rive. Et puis crevé par les chutes et les vitesses altérées, on rame sur les pavés ensoleillés des lampadaires. On ajoute à la lumière artificielle, nos paroles artificielles, nos regards artificiels. Mais pareil que la pulsation artificielle contient une douceur exquise, nos pensées savent qu'elles sont vraies.
Depuis la pénombre des rues, nos pas nous guident vers la lumière cicatrice. On voudrait marcher au milieu de l'eau, danser sur le miroir. Mais on ne peut pas, la lumière nous mangerait.
On monte sur le pont comme sur une colline, de là on orchestre les rayonnances, les superpositions, les clignotements, toutes les pertes de contrôle.
De là le Havre s'ouvre. C'est abstrait, c'est de l'expressionnisme allemand. Les lignes se posent, indépendantes, froides, longues.
Le Pasino s'impose beuglant sa fière absurdité au bassin statique. Sa bouche de baleine en colonnes de béton où on s'imagine plonger pour dépasser les limites. Pasino qui s'est habillé comme pour aller en soirée avant de se planter en écrivant son nom. Du moins c'est ce qu'on dit pour faire des blagues aux touristes.
Le soir le Quai George V est vidé, ne reste que de maigres lumières, qui se sentent con, paradant pour personne. Le resto du coin de la place n'est jamais ouvert que pour trois tondus.
Alors nous, sur notre promontoire artificiel, on scrute les imperceptibles mouvements, les fantômes au loin, les ombres des bâtiments rectilignes et celle de pot de yaourt du théâtre. On se perd dans l'observation endurcie de l'eau en bas du pont qui se froisse et se défroisse à mesure de la caresse de l'air de la nuit.
On aimerait plonger, on ne plonge pas, on s'envole. On devient la lumière qui vrille, on retourne le silence dans le vent. On tisse le rectangle en vol, presque comme une cage malgré l'espace ouvert. Les reflets sont des flèches dans l'eau qui semblent ne pas s'arrêter de couler vers le fond.
Mais au lieu de couler, nous on se pose sur la rive. Et puis crevé par les chutes et les vitesses altérées, on rame sur les pavés ensoleillés des lampadaires. On ajoute à la lumière artificielle, nos paroles artificielles, nos regards artificiels. Mais pareil que la pulsation artificielle contient une douceur exquise, nos pensées savent qu'elles sont vraies.

Gaston Prunier, Le bassin du commerce, Eau-forte tirée de l’album À travers Le Havre, effets de soir et de nuit, , Le Havre,1892 bibliothèque municipale. © Le Havre
Les Chantiers Normands – Gilles Chezeau
Les bateaux arrivent. La mer est endormie mais c'est encore l'heure du coton, du sucre, du cacao, du caoutchouc, du tabac et du café. Les tonneaux roulent, les caisses s'entassent, les goélands râlent dans l'obscurité, les barils s'entrechoquent, les sacs dégagent de la poussière et les coffres grincent. Le bruit des vagues fabrique le décor. Sur le port, trois chiens s'endorment dans la misère.
Il paraît que tout vient d'Afrique et d'Amérique. La nuit entrepose sur le sol français des matières premières originaires de territoires étrangers. Le voyage aura permis à toutes ces ressources de pétrir dans l'oubli et d'arriver toutes enfarinées, blanchies, presque amnésiques. On leur dit: vous voilà chez vous. Le tabac : tu es désormais français. Le café : tu es désormais français. Le sucre : tu es désormais français. Les bateaux n'en peuvent plus d'accoucher de toute cette richesse. L'hexagone drape les nouveaux venus dans son manteau de privilège. Bientôt, le caoutchouc sera devenu de l'argent et le coton sera devenu de l'argent. Des mouettes rigolent au loin. Un chat au pelage foncé se frotte contre une palissade en bois. Pas une étoile dans le ciel.
Ailleurs, le chantier naval est en repos. Les voiles sont rangées. Les caravelles ont été depuis longtemps remplacées par des engins à vapeur. Les barques flottent sans passager. La construction d'un torpilleur est en pause. La lune est absente. Les faibles percées de lumière électrique, encore timides, témoignent seules.
Les bateaux sont construits ici, partent d'ici, reviennent ici, déposent leurs récoltes ici qui se transforment en argent ici. La prospérité économique est ici, les richesses se déploient ici et les éclairages publics en sont leurs enfants. Le circuit électrique commence bien avant l'installation de ses générateurs. Il traverse la mer, se nourrit de ce qu'il pille ailleurs et revient s'installer au creux des premiers lampadaires publics. Sa lumière éclaire le port mais tire sa puissance de territoires colonisés.
Il paraît que tout vient d'Afrique et d'Amérique. La nuit entrepose sur le sol français des matières premières originaires de territoires étrangers. Le voyage aura permis à toutes ces ressources de pétrir dans l'oubli et d'arriver toutes enfarinées, blanchies, presque amnésiques. On leur dit: vous voilà chez vous. Le tabac : tu es désormais français. Le café : tu es désormais français. Le sucre : tu es désormais français. Les bateaux n'en peuvent plus d'accoucher de toute cette richesse. L'hexagone drape les nouveaux venus dans son manteau de privilège. Bientôt, le caoutchouc sera devenu de l'argent et le coton sera devenu de l'argent. Des mouettes rigolent au loin. Un chat au pelage foncé se frotte contre une palissade en bois. Pas une étoile dans le ciel.
Ailleurs, le chantier naval est en repos. Les voiles sont rangées. Les caravelles ont été depuis longtemps remplacées par des engins à vapeur. Les barques flottent sans passager. La construction d'un torpilleur est en pause. La lune est absente. Les faibles percées de lumière électrique, encore timides, témoignent seules.
Les bateaux sont construits ici, partent d'ici, reviennent ici, déposent leurs récoltes ici qui se transforment en argent ici. La prospérité économique est ici, les richesses se déploient ici et les éclairages publics en sont leurs enfants. Le circuit électrique commence bien avant l'installation de ses générateurs. Il traverse la mer, se nourrit de ce qu'il pille ailleurs et revient s'installer au creux des premiers lampadaires publics. Sa lumière éclaire le port mais tire sa puissance de territoires colonisés.

Gaston Prunier, Les chantiers Normand, Eau-forte tirée de l’album À travers Le Havre, effets de soir et de nuit, , Le Havre,1892 bibliothèque municipale. © Le Havre
La Rue des Drapiers - Thomas Sila
Ce n'est pas très engageant mais je m'engage. Pas très éclairé mais j'avance. Je lis le nom de la rue sur la plaque grâce à la lumière de la crêperie qui fait l'angle, en face du pont. Cela aurait été difficile je pense si je n'avais dû compter que sur les rares locataires et propriétaires ayant allumé leurs lumières, vivant, étant en vie. Où sont les autres, que font-ils ?
Alors que j'imagine, je vois un gros trou noir sur ma droite. Je jette un oeil. Des immeubles, encore. Un peu plus de fenêtres éclairées. Une grosse boule lumineuse au sommet d'une de ces barres légèrement habitées. Forte lumière. Je suis là, voilà ce qu'elle dit, ce qu'elle fait dire à l'immeuble qu'elle éclaire. Elle éclaire également une sorte de saule pleureur. On dirait qu'il est ici depuis longtemps. Un vestige du passé, une sorcière.
Je me remets en marche, je continue dans ce froid vestibule formé par quatre lampadaires, deux à droite, deux à gauche, décalés les uns par rapport aux autres. Ce couloir de lumière blanche et puissante ouvre sur le reste de la rue, l'autre côté de la rue.
Alors là, c'est autre chose, une autre rue, un autre monde. Une lumière orange, beaucoup plus chaude, une lumière qui dit ça vit, je vis. Ce n'est pas juste regardez-moi mais arrêtez-vous, venez, discutons, passons un moment ensemble, je vous écoute, écoutez-moi. J'entends mais je ne cède pas à l'invitation, je poursuis encore un peu sur le trottoir qui ne vit pas. A mesure que je marche, je sens de la chaleur irradier sur ma gauche. Je me réchauffe, c'est bon. Alors j'en veux plus, plus de chaleur. Je traverse. Je quitte les douches lumineuses sous les arcades, je suis suffisamment lavé, blanchi. Avant, je dis à Albert :
Mon pauvre ami
Y a personne
Personne pour devenir propriétaire ou locataire à 21h
Éteins tes lumières
Et va te coucher
Moi je vais rejoindre la dame en face
Madame Cathédrale.
Alors que j'imagine, je vois un gros trou noir sur ma droite. Je jette un oeil. Des immeubles, encore. Un peu plus de fenêtres éclairées. Une grosse boule lumineuse au sommet d'une de ces barres légèrement habitées. Forte lumière. Je suis là, voilà ce qu'elle dit, ce qu'elle fait dire à l'immeuble qu'elle éclaire. Elle éclaire également une sorte de saule pleureur. On dirait qu'il est ici depuis longtemps. Un vestige du passé, une sorcière.
Je me remets en marche, je continue dans ce froid vestibule formé par quatre lampadaires, deux à droite, deux à gauche, décalés les uns par rapport aux autres. Ce couloir de lumière blanche et puissante ouvre sur le reste de la rue, l'autre côté de la rue.
Alors là, c'est autre chose, une autre rue, un autre monde. Une lumière orange, beaucoup plus chaude, une lumière qui dit ça vit, je vis. Ce n'est pas juste regardez-moi mais arrêtez-vous, venez, discutons, passons un moment ensemble, je vous écoute, écoutez-moi. J'entends mais je ne cède pas à l'invitation, je poursuis encore un peu sur le trottoir qui ne vit pas. A mesure que je marche, je sens de la chaleur irradier sur ma gauche. Je me réchauffe, c'est bon. Alors j'en veux plus, plus de chaleur. Je traverse. Je quitte les douches lumineuses sous les arcades, je suis suffisamment lavé, blanchi. Avant, je dis à Albert :
Mon pauvre ami
Y a personne
Personne pour devenir propriétaire ou locataire à 21h
Éteins tes lumières
Et va te coucher
Moi je vais rejoindre la dame en face
Madame Cathédrale.

Gaston Prunier, La rue des Drapiers, Eau-forte tirée de l’album À travers Le Havre, effets de soir et de nuit, , Le Havre,1892 bibliothèque municipale. © Le Havre
Le Boulevard Maritime- Zoé Cosson
NEPTUNE
A cette heure-ci le Havre ressemblait à une maquette sans figurants et lui, légèrement ivre, se sentait brisé. L’amertume avait rendu son corps hermétique au froid et aux autres. De sa bouche ne sortait plus qu’un souffle épais. Alors je lui ai dit Allons voir la mer. Elle aussi est muette. Elle aussi se brise à chaque instant. Il a acquiescé et nous avons marché dans la nuit, aimantés par la mer. Il n’y avait personne sur la promenade, personne face à nous, où l’eau se fondait dans l’obscurité. Dans notre dos, l’arc de lampadaires du boulevard maritime retenait le béton et ses ennuis par un filet d’éclats jaunes.
Nous ne nous sommes pas arrêtés, nous n’avons pas regardé en arrière. Nous avons seulement glissé dans le noir et les galets, jusqu’au plateau mouillé de la mer retirée. Nos pieds nus se sont ancrés dans les veines d’eau. Ils se sont enfoncés dans le sable, un peu, juste assez pour rougir, tenir face au vent.
Alors je l’ai regardé lui, de biais. J’ai observé ses yeux s’accrocher au loin, sur la ligne d’horizon, là où les lumières des bateaux pianotent. Des jaunes, des rouges et des vertes, arythmiques.
Parfois, elles sont blanches, d’un blanc qui tache la nuit. Et toutes se suivent en file indienne. Et tous ensembles forment une longue guirlande que l’air marin imprime au large. Il dévisageait ce spectacle lent comme un feu d’artifice arrêté que les navires offriraient aux derniers insomniaques.
Tu connais Neptune?
Neptune est un grand roulier grec. Un navire violet tout d’un bloc qui porte dans son ventre des milliers de voitures. Je le vois passer parfois. Le jour.
Neptune est peut-être là aussi, à attendre dans la guirlande. Neptune est peut-être une de ces balises sur l’eau.
Tu sais, les bateaux, ils n’ont pas de contours parce qu’ils dorment. Ils attendent l’aube, et avec elle, de retrouver une forme pour entrer dans le port.
Il n’a pas répondu mais je l’ai entendu respirer à nouveau.
A cette heure-ci le Havre ressemblait à une maquette sans figurants et lui, légèrement ivre, se sentait brisé. L’amertume avait rendu son corps hermétique au froid et aux autres. De sa bouche ne sortait plus qu’un souffle épais. Alors je lui ai dit Allons voir la mer. Elle aussi est muette. Elle aussi se brise à chaque instant. Il a acquiescé et nous avons marché dans la nuit, aimantés par la mer. Il n’y avait personne sur la promenade, personne face à nous, où l’eau se fondait dans l’obscurité. Dans notre dos, l’arc de lampadaires du boulevard maritime retenait le béton et ses ennuis par un filet d’éclats jaunes.
Nous ne nous sommes pas arrêtés, nous n’avons pas regardé en arrière. Nous avons seulement glissé dans le noir et les galets, jusqu’au plateau mouillé de la mer retirée. Nos pieds nus se sont ancrés dans les veines d’eau. Ils se sont enfoncés dans le sable, un peu, juste assez pour rougir, tenir face au vent.
Alors je l’ai regardé lui, de biais. J’ai observé ses yeux s’accrocher au loin, sur la ligne d’horizon, là où les lumières des bateaux pianotent. Des jaunes, des rouges et des vertes, arythmiques.
Parfois, elles sont blanches, d’un blanc qui tache la nuit. Et toutes se suivent en file indienne. Et tous ensembles forment une longue guirlande que l’air marin imprime au large. Il dévisageait ce spectacle lent comme un feu d’artifice arrêté que les navires offriraient aux derniers insomniaques.
Tu connais Neptune?
Neptune est un grand roulier grec. Un navire violet tout d’un bloc qui porte dans son ventre des milliers de voitures. Je le vois passer parfois. Le jour.
Neptune est peut-être là aussi, à attendre dans la guirlande. Neptune est peut-être une de ces balises sur l’eau.
Tu sais, les bateaux, ils n’ont pas de contours parce qu’ils dorment. Ils attendent l’aube, et avec elle, de retrouver une forme pour entrer dans le port.
Il n’a pas répondu mais je l’ai entendu respirer à nouveau.

Gaston Prunier, Le boulevard maritime, Eau-forte tirée de l’album À travers Le Havre, effets de soir et de nuit, , Le Havre,1892 bibliothèque municipale. © Le Havre
Sainte-Adresse - Camille Reynaud
La nuit sur l’eau noire les bateaux n’ont pas d’ombre
Depuis ma fenêtre, je vois une maison et devant cette maison un immeuble qui lui dissimule la vue sur mer. La maison a dû être construite en premier, sa terrasse donnant sur carte postale jusqu’à ce que la carte postale soit découpée par un promoteur immobilier, quadrillée par des grues jaunes, coulée dans du béton et que n’en reste plus qu’un coin, un tout petit morceau de mer que l’on peut apercevoir debout sur une chaise, en se penchant un peu sur la droite.
Sur le boulevard maritime, ils sont nombreux les immeubles à se dresser devant la mer, ils étendent leurs ombres comme des jambes sur un transat, ils ont presque les pieds dans l’eau : rien ne peut venir s’intercaler entre eux et l’horizon.
La nuit devant ma fenêtre clignotent les appartements de l’immeuble, cuisine, salle-de-bain, salle-à-manger, abat-jour rouge, chambre-à-coucher, elles s’allument et s’éteignent au rythme de la routine.
Je sors et descends vers la plage. Sur le boulevard Albert Ier une maison blanche style époque victorienne abrite un immense lustre en cristal. Les phares des voitures balaient la promenade, projetant dans l’océan les ombres des passants qui se noient sans le savoir.
Tous les sept mètres, un lampadaire courbe la tête pour saluer les cyclistes, coureurs et autres noctambules jetés au bout du monde.
Au bout du monde, là où le béton s’arrête, la lumière s’arrête aussi. Je ne marche que sur les gros galets, disposés à intervalles presque réguliers, un deux, sauter, trois quatre, sauter de l’un à l’autre à l’aveugle jusqu’à ce que surgissent la silhouette blafarde de la statue, d’un homme et d’une fillette qui s’enfuient dans la nuit loin des fenêtres allumées sur des lustres en cristal.
Face à eux l’horizon pêche les lumières à la ligne, une ligne qui sépare le noir de la nuit du noir de l’eau, qui coupe le noir en deux comme le promoteur la carte postale, en suivant bien les pointillés.
La nuit sur l’eau noire les bateaux n’ont pas d’ombre.
Depuis ma fenêtre, je vois une maison et devant cette maison un immeuble qui lui dissimule la vue sur mer. La maison a dû être construite en premier, sa terrasse donnant sur carte postale jusqu’à ce que la carte postale soit découpée par un promoteur immobilier, quadrillée par des grues jaunes, coulée dans du béton et que n’en reste plus qu’un coin, un tout petit morceau de mer que l’on peut apercevoir debout sur une chaise, en se penchant un peu sur la droite.
Sur le boulevard maritime, ils sont nombreux les immeubles à se dresser devant la mer, ils étendent leurs ombres comme des jambes sur un transat, ils ont presque les pieds dans l’eau : rien ne peut venir s’intercaler entre eux et l’horizon.
La nuit devant ma fenêtre clignotent les appartements de l’immeuble, cuisine, salle-de-bain, salle-à-manger, abat-jour rouge, chambre-à-coucher, elles s’allument et s’éteignent au rythme de la routine.
Je sors et descends vers la plage. Sur le boulevard Albert Ier une maison blanche style époque victorienne abrite un immense lustre en cristal. Les phares des voitures balaient la promenade, projetant dans l’océan les ombres des passants qui se noient sans le savoir.
Tous les sept mètres, un lampadaire courbe la tête pour saluer les cyclistes, coureurs et autres noctambules jetés au bout du monde.
Au bout du monde, là où le béton s’arrête, la lumière s’arrête aussi. Je ne marche que sur les gros galets, disposés à intervalles presque réguliers, un deux, sauter, trois quatre, sauter de l’un à l’autre à l’aveugle jusqu’à ce que surgissent la silhouette blafarde de la statue, d’un homme et d’une fillette qui s’enfuient dans la nuit loin des fenêtres allumées sur des lustres en cristal.
Face à eux l’horizon pêche les lumières à la ligne, une ligne qui sépare le noir de la nuit du noir de l’eau, qui coupe le noir en deux comme le promoteur la carte postale, en suivant bien les pointillés.
La nuit sur l’eau noire les bateaux n’ont pas d’ombre.

Gaston Prunier, Sainte-Adresse, Eau-forte tirée de l’album À travers Le Havre, effets de soir et de nuit, , Le Havre,1892 bibliothèque municipale. © Le Havre
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